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L’asperge, un produit de première nécessité

L'Allemagne vue de là-bas

Le débat a un aspect surréel. Alors que la détresse des réfugié-e-s aux frontières de l’Europe est ignorée au nom de la santé publique, l’Allemagne installe un pont aérien avec la Roumanie pour assurer la récolte des asperges. Le lobby agricole parvient à un nouveau tour de force, au plus grand mépris des efforts imposés à la population en temps de pandémie.

L’asperge tient une place particulière dans la culture culinaire allemande. Le légume est porteur de prestige: son prix l’a longtemps réservé aux plus aisés; et parce qu’il se conserve mal, il souligne l’accès à une alimentation fraîche et, implicitement, saine. Conjointement à une remarquable baisse des prix, la consommation d’asperge a fortement augmenté ces dernières années en Allemagne, à tel point que le légume a obtenu le statut de symbole de la classe moyenne. Aux Français la baguette, aux Allemands l’asperge blanche.

La baisse des prix est due notamment à une augmentation de la surface cultivée. L’asperge est le légume auquel est consacrée la plus grande superficie maraîchère du pays: 23 000 hectares, soit à peine moins que la surface du canton de Genève. En termes de volume, l’Allemagne est le quatrième producteur d’asperges au monde, avec une production presque totalement tournée sur le marché intérieur.

Un printemps sans asperge en est devenu inenvisageable. Le légume a toutefois un défaut de taille: il ne peut être récolté qu’à la main, et par une main experte de préférence. Des dizaines de milliers de travailleurs et travailleuses sont ainsi nécessaires pour la courte période de récolte, allant d’avril à juin. Il s’agit d’une main-d’œuvre essentiellement importée.

Toute la production d’asperge est ainsi construite sur la disponibilité de cette main-d’œuvre temporaire et bon marché. Or, avec la décision de fer-mer les frontières, cette fragilité a été mise au jour. Chaque année, près de 300 000 personnes travaillent temporairement sur les exploitations agricoles allemandes, provenant principalement de Roumanie et de Pologne. Notons que cette main-d’œuvre n’est pas nécessaire pour assurer l’approvisionnement alimentaire de la population, l’essentiel des récoltes étant mécanisé; elle ne l’est que pour les produits de luxe.

Le très influent lobby des agriculteurs allemands a immédiatement fait pression sur le gouvernement. Les propositions de mettre à disposition écolier-ère-s, étudiant-e-s ou récipiendaires d’aide sociale a été balayée par les agriculteurs: la récolte ne saurait être confiée qu’à une main-d’œuvre professionnelle, mais également bon marché et docile. Les ministères de l’Intérieur et de l’Agriculture, tous deux aux mains des conservateurs de la CDU/CSU, ont ainsi rapidement mis en place un plan permettant aux agriculteurs de faire venir 80 000 ouvrier-ère-s d’Europe de l’Est. Un «pont aérien de cueilleurs d’asperges», pour reprendre la formule du porte-parole des Verts, a été ainsi mis en place entre la Roumanie et l’Allemagne.

Les règles sanitaires sont ainsi largement suspendues sur demande du lobby agricole. Non seulement le transport favorise une propagation de l’épidémie mais, de plus, les mesures de base ne sont pas appliquées: les ouvrier-ère-s sont uniquement soumis à une très inefficace prise de température à leur arrivée, une isolation de deux semaines étant jugée trop coûteuse. Mais ce sont surtout les conditions de travail sur place qui tranchent avec les règles imposées au reste de la population: les agriculteurs n’ont ni à veiller à ce que les ouvrier-ère-s respectent une distance sociale appropriée durant la journée, ni à s’assurer que les normes d’hygiène des logements soient respectées. L’essentiel des ouvrier-ère-s dorment ainsi en dortoir et partagent des toilettes insalubres, souvent temporaires.

L’option de confier travail à des personnes résidant en Allemagne n’a pas même été envisagée. Le salaire horaire de 9,35 € est trop bas pour compenser les conditions de travail et de logement proposées par les agriculteurs – à titre indicatif, un emploi dans la logistique en supermarché est payé 12,50 € de l’heure. Engager localement ne serait possible qu’à la condition de verser un salaire décent aux ouvrier-ère-s – un pas auquel le lobby agricole n’est pas prêt. Et le gouvernement de soutenir avec les grands moyens ce dumping salarial.

* Historien romand établi à Berlin.

Opinions Chroniques Séveric Yersin

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