Sur la route (2)
En quittant la ville, où ce qu’il en reste, un paysage quasi martien se dévoile à perte de vue. C’est enivrant de beauté. De larges montagnes rougies par un soleil d’hiver accompagnent ce vieux et néanmoins confortable car de la compagnie Kadmous. On était enregistrés la veille sur le trajet de 10h, mais ce jour-là tous les bus ont été réquisitionnés pour Idleb afin de transférer les déplacés de guerre créés la veille par l’offensive de l’armée régulière. Difficile de ressentir quelques formes d’agacement au vu de la situation. Et pourtant…
Finalement on se rend compte que toute forme de relativisme reste purement théorique et est principalement utilisée pour marquer une forme de domination qui peut toucher tous les domaines, y compris les souffrances. A l’image de Monsieur Icham, ancien diplomate de Homs parti au début de la guerre se réfugier dans le monastère de Mar Elian à l’est. Quand les islamistes envahirent le lieu saint et les villages alentours, il vécut six mois sous le joug de Daesh, un tas d’écervelés pour la plupart tunisiens. D’un hochement de tête, il explique à mon ami H. qu’à Damas «vous n’avez pratiquement rien senti». En voyant H. s’incliner devant cette «évidence», je repense à nos conversations au cours desquelles il m’avoua avoir perdu presque tous ses amis. A la guerre bien entendu, mais également en pleine rue, fauchés par des obus de mortiers ou des snipers. Puis arrive l’Alépin qui, lui, n’a même pas besoin de montrer son jeu car chacun ici s’accorde à dire qu’Alep est bien le carré d’as de la souffrance.
Nous entrons dans «la vallée», une sorte de prolongement de la plaine de la Bekaa qui vient terminer sa course en mer près de Tartous. Le paysage est magnifique, ça me rappelle l’Italie. «Bienvenue sur la côte»; comprenez «bienvenue dans une région autonome, riche et puissante, chrétienne et fière de l’être». Effectivement nous, Européens, oublions trop souvent les structures claniques. Ici, à Tartous et alentours, le gouvernement ne contrôle pas tout. Nationalistes, les clans de «la côte» décident eux-mêmes qui part au combat et qui ne part pas. Qui étudie et qui vendra des tomates. C’est une région rurale, très soudée. Autant dire qu’ici, aucun rebelle, aucun terroriste, aucune entité souhaitant bousculer l’ordre établi n’a jamais posé un orteil.
«Kifaak Deya» lance notre chauffeur aux soldats du check point. Ce «salut, villageois!» suffit à lever les barrières… mais attention, n’essayez pas de reproduire ça chez vous. Derrière cette phrase anodine, il y a des heures de tracteurs, d’arak [eau-de-vie], un coude parfaitement positionné sur la portière et une musique d’autoradio tout juste assez forte pour que le conducteur force le trait et la voix, faisant ainsi ressortir son accent lourd mis en valeur par un faciès impassible et grave sur lequel deux sourcils descendent en pente douce vers un nez large et aquilin à la fois.
Sous la forme d’un carnet de voyage, Marc Perrenoud rapporte ses récentes impressions de Syrie, où il a séjourné en février 2020. Un pays marqué par neuf ans de guerre civile que le pianiste genevois a maintes fois sillonné, tant à titre professionnel (il a joué à l’Opéra de Damas en 2018) que privé.
Dernier album: Marc Perrenoud Trio, Morphée, Neuklang.