Chroniques

Noms de rues

Mauvais genre

Rue du Coronavirus. Je la verrais volontiers déboucher tout droit sur l’hôpital cantonal genevois. Elle en dirait plus long quant à l’actuelle vie du quartier que le «Micheli du Crest» qui servit longtemps d’adresse audit hôpital. Avant 1924, cette même rue portait le nom méditatif «des Grands Philosophes», qui lui siérait encore plutôt bien en ce moment; mais depuis 2008 et le réaménagement des lieux, c’est à la rue «Gabrielle-Perret-Gentil» qu’il faut chercher le haut lieu des luttes contre le Covid-19.

Ce glissement des noms est assez représentatif. La féminisation est à l’ordre du jour; elle succède à une volonté d’honorer «les grands hommes», qui elle-même a fait disparaître massivement des dénominations non personnalisées. Ainsi, en 1970, à Genève toujours, la rue de la Violette a fait place à la rue Jean-Violette (surnom pris par un poète genevois dont l’œuvre est aussi discrète que la fleur du même nom); et il est question de l’attribuer à Grisélidis Réal, ce qui serait une élégante façon de marier urbanisme, littérature et botanique à travers cette fameuse fleur de trottoir.

Mais je l’avoue: je n’aime pas trop cette mise en avant des défuntes et défunts. Je me méfie des «grands hommes», donc aussi des grandes femmes. Je ne crois guère aux héros; en tout cas pas à ceux qui se sont illustrés sur les champs de bataille, et que par bonheur notre Histoire nous permet peu de célébrer. La crise que nous traversons nous prouve d’ailleurs que celles et ceux qui mériteraient les qualificatifs d’héroïnes et héros sont généralement anonymes, unis dans un effort collectif. Pour ce qui est des autres, des individus qu’on prétend isoler dans la gloire, je vois souvent des zones d’ombre en leur existence, leurs actions, leurs opinions.

Les femmes dont on prétend saluer la mémoire n’échappent pas à la règle. Il y a notamment les «premières»: une «première conseillère nationale» qui était en même temps «première femme de couleur» à entrer au Parlement, et qui a permis d’évincer un glaciologue raciste pour l’adresse de l’Université de Neuchâtel, sans qu’on s’étende beaucoup sur ses prises de position, féministes certes, mais dont je constate aussi qu’elles étaient assez conservatrices par ailleurs – défendant entre autres une armée forte, ce qui me paraît un peu dissoner avec la volonté de certains d’en faire un étendard de l’anticolonialisme. Ou encore (pour une place genevoise qu’on veut rebaptiser) une «première conseillère aux Etats» et «première femme maire» d’une grande ville suisse, qui fit quelques belles interventions à Berne, mais dont la politique culturelle fut calamiteuse, misant exclusivement sur quelques canassons poussifs qui réussirent à vider de leurs spectateurs ou auditeurs la Comédie ou ce «studio de musique contemporaine» qui drainait une large part des subventions.

Je m’engage ici dans une polémique assez vaine. Mais précisément, si l’on se mettait à fouiller sérieusement dans le passé des «notabilisés par odonymes», on échapperait difficilement aux remises en question. Je reste donc attaché à des usages plus anciens, où la palette semblait beaucoup plus large, renvoyant parfois à ce qui n’était pas ou plus, évoquant des objets, des pratiques – ne reculant pas toujours devant l’obscénité, comme à Paris il n’y a pas si longtemps avec ces rues du Poil-au-con et Tire-boudin; ou aujourd’hui encore à Plan-les-Ouates, qui a un chemin de la Bistoquette, «nom d’origine inconnue», nous dit la Direction de l’information du territoire, qui n’a pas coutume de feuilleter les dictionnaires d’argot.

Depuis des années, je fréquente le même quartier à Paris, au sud du Marais. J’aime qu’on y rencontre encore des noms d’arbres ou d’arbrisseaux, comme en la tchékovienne rue de la Cerisaie et en celle des Rosiers (sinistrement déflorée par un attentat antisémite); des noms d’activités aujourd’hui disparues, pour la rue des Mauvais-Garçons (laquelle, avec ces jeunes bouchers turbulents, fait pendant aux Bons-Enfants des écoles) et pour celle des Ecouffes (des milans, de ces rapaces qu’étaient les prêteurs sur gages); ou le souvenir, à travers la mystérieuse Cloche-Perce, d’une enseigne de couleur bleu de Perse. J’aime que ces termes m’obligent à des recherches, en histoire, en onomastique; et me fassent toujours rêver.

Il existe à Genève une très courte rue des Amis, perdue dans le quartier des Grottes. Dans les circonstances actuelles, elle mériterait bien qu’on l’étire longuement et l’élargisse en promenade. Ce serait aussi l’occasion de rebaptiser telle venelle rue du Confinement, pour lui offrir un débouché sur une avenue de la Délivrance et la Grand-Place de la Solidarité sociale; et, surtout, de faire l’impasse sur la petitesse des prétendus grands hommes, en ouvrant un boulevard à toutes les valeurs dont on semble admettre enfin, à 21 heures du moins, qu’elles sont indispensables à notre vie; à notre survie.

Notre chroniqueur est écrivain.

Opinions Chroniques Guy Poitry

Chronique liée

Mauvais genre

lundi 8 janvier 2018

Connexion