Vers une «civilisation de la manivelle»
«Ce monde de low-tech ne peut fonctionner que sur la base d’une décroissance matérielle énergétique.» Maître de conférences en histoire contemporaine à l’Université de Bourgogne, François Jarrige porte un intérêt particulier à l’histoire des techniques et de l’industrialisation au prisme des enjeux sociaux et écologiques. Il est l’auteur notamment de Technocritiques: du refus des machines à la contestation des technosciences (La Découverte, 2014). Rencontre avec la revue Moins!
Quelle place la technologie occupe-t-elle aujourd’hui?
François Jarrige: Elle est omniprésente: dans nos organisations sociales, au travail, dans nos vies quotidiennes… Mais il faut savoir de quelles techniques on parle, parce que si des techniques ont toujours été essentielles dans la vie des femmes et des hommes, les technologies complexes, polluantes, ne cessent de se multiplier. La vraie question serait alors «quelle place pour la high-tech?» sachant qu’il faudrait la définir. C’est là que les complications commencent.
Le problème avec la technologie aujourd’hui, c’est qu’elle sature nos imaginaires et s’apparente à une idéologie globale et abstraite: elle est partout dans les médias, dans les pubs, dans les discours politiques, dans les visions de l’avenir. Elle colonise nos imaginaires et semble avoir une sorte de dimension magique détachée de la réalité. Ce qui est fascinant, c’est le double discours permanent qui caractérise notre époque: les inquiétudes à l’égard de la situation écologique du monde coexistent avec les projets de relance de l’innovation et un consumérisme technologique et numérique accru qui accélèrent les destructions. Le lien entre les deux problèmes est rarement fait, comme s’il s’agissait de réalités autonomes et isolées. La technologie reste perçue uniquement comme une solution aux problèmes, mais bien plus rarement comme la source de ces problèmes. (…)
Comment se manifestent les contestations aux technologies?
Selon la position des acteurs, les modes d’action ne sont pas les mêmes. D’un point de vue militant et contestataire, on est dans le temps des actes. Pas un grand projet démesuré d’infrastructure et de technologie sans qu’il n’y ait désormais des oppositions physiques. C’est un phénomène qui prend de l’ampleur avec les ZAD en France. La critique des infrastructures et des technologies jugées néfastes s’accompagne d’actions concrètes, allant jusqu’à la désobéissance, l’action directe, le blocage.
A l’autre bout de l’échelle, on trouve des formes de désertion, en particulier dans les mouvements de la décroissance, un peu comme dans les années 1970. Dans un contexte marqué par l’inégalité et la concentration croissante des pouvoirs politiques et économiques, beaucoup ont l’impression d’avoir tellement peu prise qu’ils préfèrent réformer leurs modes de vie individuels: vivre dans une yourte avec des panneaux solaires… Ça aussi c’est un phénomène massif. Le problème, c’est que ces acteurs-là deviennent invisibles. Des tensions apparaissent entre ces gens-là et ceux qui sont plus politisés ou maintiennent l’horizon collectif d’une émancipation. (…)
Il faudrait ajouter un troisième axe: le débat intellectuel. Plusieurs maisons d’édition se consacrent à ces questions. Débat public, débat intellectuel ou reconfiguration du répertoire d’actions militantes: de nombreux indices montrent que la question de la technique est au centre de nombreux enjeux contemporains même si beaucoup veulent la maintenir dans les marges.
Mais dans des discours éparpillés… Existe-t-il des convergences?
On est sans doute plus dans le temps des proliférations que des regroupements. Beaucoup appellent à une convergence des luttes, mais il est peut-être encore trop tôt. Les milieux technocritiques sont le lieu d’énormes différences, de conflits, de rivalités. Et certaines controverses rendent le débat impossible, ce qui fait le jeu des technocrates et libéraux autoritaires. (…) Il y a plein de facteurs démobilisateurs, et aussi plein de «cadrages modernisateurs» qui resurgissent en permanence pour présenter les innovations et les technologies comme des solutions à des problèmes d’abord sociaux et politiques.
Au-delà, on ne réussit pas à cristalliser les luttes sur la technologie parce que, pour la plupart des gens, la technologie demeure un non-sujet. C’est l’un des intérêts et la force de ce qu’on appelle les low-tech: elles contribuent à faire des technologies un vrai enjeu politique, en redonnant une dimension créatrice dans un milieu qui ne veut pas se restreindre à la critique d’une tendance dominante. Les low-tech donnent une prise sur le réel. C’est là un enjeu majeur. Cependant les low-tech sont en permanence recadrées, réappropriées, régurgitées par des startups qui y voient un marché.
Où peut-on mettre la limite pour parler de low-tech?
Dans les années 1970, des théoriciens critiques de la civilisation industrielle destructrice et de ses grosses machines avaient tenté d’élaborer des grilles de ce que serait une low-tech, de repérer des critères objectivables: technologie réparable, constituée de matériaux résistants et solides, produits dans des conditions socialement et écologiquement les moins destructrices possibles. C’est par exemple l’«outil convivial» d’Ivan Illich (sobre, efficace, qui permet l’autonomie, qui a un impact minimal sur le milieu) contre l’outil hétéronome (qui nous aliène). Mais cela reste abstrait: il faudrait évaluer chaque objet, dans tout son cycle de vie, ce qui est plus compliqué.
Par exemple, le vélo est le symbole même du low-tech. Mais il existe des vélos high-tech, sachant que même le vélo low-tech est constitué de matériaux complexes à produire qui nécessitent toute une infrastructure pour les élaborer. Et quand il a été inventé à la fin du XIXe siècle, le vélo était la pointe de l’innovation! Par contre, en termes d’énergie motrice, le vélo est low-tech parce qu’il dépend de l’énergie humaine. Il apparaît avant l’électricité, à un moment où on utilise l’énergie manuelle ou animale dans de très nombreux domaines. L’électricité et le pétrole ont tout changé. Avant ce grand basculement vers le moteur à combustion et l’électricité, la plupart des objets high-tech étaient couplés à une source d’énergie low-tech locale. On devait extraire l’énergie là où on la produisait: l’énergie hydraulique, l’éolien, le manège à cheval, la manivelle ou le pédalier. La manivelle, l’objet low-tech par excellence du XIXe siècle industriel! C’est l’objet qu’il faudrait revaloriser aujourd’hui: on devrait en mettre partout! On pourrait même imaginer une civilisation technique de la manivelle.
Avec l’électricité, on a changé d’univers, car ce vecteur énergétique a permis de découpler le lieu de production et de consommation de l’énergie, et ainsi a ouvert la porte à un accroissement frénétique des consommations dont les crises écologiques contemporaines sont largement le résultat. Elle a permis de tout délocaliser et d’avoir de grosses centrales énergétiques: centrales thermiques à charbon, barrages géants, centrales nucléaires… Et c’est là le délire actuel dans lequel sont les prospectivistes: on veut tout électrifier pour tout centraliser, tout gérer globalement. Pour certains, l’idéal serait le moteur «hyper», la fusion atomique intégrale. On en mettrait quelques-uns dans le monde et cela suffirait à alimenter l’ensemble de la planète, sans plus avoir à se poser de questions. A l’opposé, une low-tech vise la déconcentration. Or ce monde de low-tech ne peut fonctionner que sur la base d’une décroissance matérielle et énergétique, dans une société où l’idée de profit et d’accumulation aurait disparu. Parce qu’évidemment, si on voulait faire tout ce qu’on fait aujourd’hui avec des manivelles, on n’y arriverait pas! Il faut qu’il y ait décroissance, en parallèle à un autre monde technique qui accompagne et rende possible ces multiples formes de décroissance. (…)
Face aux impasses de nos dépendances à l’énergie fossile, il faudra bien une société de décroissance matérielle et énergétique. Car il n’y aura pas de transfert tel quel vers les énergies renouvelables, qui sont beaucoup plus compliquées à produire, à stocker… Croire que les énergies renouvelables feront la même chose que les énergies fossiles aujourd’hui est une aberration! Et pourtant on essaie de maintenir une société à forte consommation énergétique, d’où les projets de relance du nucléaire. Et on ira puiser jusqu’à la dernière goutte de pétrole, comme des drogués dépendants. Quand ces énergies cesseront d’être bon marché, qu’est-ce qu’on fera? La technologie est au cœur de cette question. Actuellement, on multiplie les promesses miraculeuses, par exemple avec la fusion nucléaire ou le solaire. Dans les années 1860 déjà, des ingénieurs et des physiciens voyaient la solution à l’épuisement des réserves de charbon dans le soleil ou dans le feu central de la Terre. Tout ceci est dramatique, car un tel discours laisse croire que la solution est simple et à portée de main. Certains scientifiques promettent ainsi des innovations miraculeuses censées sauver le monde, mais beaucoup d’autres alertent aujourd’hui et insistent sur les limites physiques qui rendent impossibles le maintien et l’augmentation des technologies du monde industriel et consumériste.
Alors comment faire pour établir des choix technologiques permettant de maintenir une planète habitable?
Dans les années 1980-90, beaucoup ont pensé qu’il fallait démocratiser les choix techniques, les extraire de la seule expertise des ingénieurs pour en faire le produit d’une élaboration collective. L’idée était belle, mais elle a souvent été marginalisée par les logiques d’acceptabilité et les faux débats. L’un des risques actuels, c’est la mise en place d’un gouvernement écolo-autoritaire de technocrates qui voudra sauver le monde en imposant ses solutions inégalitaires et high-tech. C’est déjà ce qui se met en place partout avec les smart cities, le déploiement de la 5G et autres logiques de surveillance globale imposées aux populations au nom de la gestion rationnelle du monde et des sociétés. Pour certains gouvernements technocratiques, la Chine est d’ailleurs le modèle de la société écologique de l’avenir. Au nom du sauvetage du monde, ces gouvernements poseront des mesures strictes qui vont peser encore plus sur les plus pauvres, sur les dominés en accentuant les inégalités. L’alternative, c’est des logiques de redistributions massives pour accompagner une forme de décroissance. Tout le défi, que les militants de la décroissance relèvent depuis vingt ans, est de montrer que c’est une solution désirable.
Institutionnellement, c’est compliqué. D’une certaine manière, et sans les idéaliser, les sociétés rurales et artisanales du début du XIXe siècle étaient plus démocratiques que les sociétés dites démocratiques actuelles: les ouvriers avaient par exemple une capacité d’action et de négociation sur leur vie bien plus grande que les acteurs d’aujourd’hui et beaucoup disposaient d’une marge d’autonomie plus grande. On a du mal à s’en rendre compte: c’étaient des sociétés moins complexes et moins globalisées. Les décisions se prenaient à échelle réduite. En ce sens, cette question majeure de l’échelle rejoint celle des low-tech: la relocalisation des infrastructures techniques va de pair avec une relocalisation des institutions et du pouvoir. La relocalisation est la seule échelle possible de prise de décisions, en faisant attention aux différentes strates, pour que les échelles locales n’aient pas uniquement, comme c’est le cas actuellement, à prendre des décisions secondaires. Car une fois qu’une infrastructure technique est installée (automobile, 5G…), c’est très difficile de revenir en arrière. C’est pourquoi les combats contre les grands projets d’infrastructures sont particulièrement importants. La base serait d’arrêter de construire des infrastructures en béton. Mais on voit partout fleurir encore des projets d’autoroutes!
Article paru (version longue) dans Moins!, journal romand d’écologie politique, n°45, février-mars 2020, dossier «LOW-TECHnique le sytème».