Les syndicats «libres» au service de la guerre froide
Dans son Histoire populaire de la France, Gérard Noiriel s’attelle à analyser la domination sous ses multiples aspects plutôt que de simplement écrire une histoire du point de vue des dominés. C’est ce désir d’aborder «l’ensemble des relations de pouvoir qui relient les hommes entre eux» qui nous pousse cette fois à aborder la question des rapports de force dans l’histoire du syndicalisme.
Il y a soixante-cinq ans de cela, fusionnent l’American Federation of Labor et le Congress of Industrial Organizations pour donner naissance à l’AFL-CIO, qui devient alors la plus grande centrale syndicale des Etats-Unis. Cela est toujours le cas aujourd’hui. Tout au long de la guerre froide, cette organisation va se distinguer par son anticommunisme, ce qui lui vaudra le surnom peu glorieux de AFL-CIA… Il n’y avait pourtant là rien de fatidique: sans rentrer dans les détails, l’histoire du mouvement ouvrier nord-américain est aussi jalonnée d’épisodes glorieux. Rappelons que c’est à des ouvriers de Chicago de la fin du XIXe siècle que l’on doit la fête du 1er Mai, qui célèbre la lutte des travailleurs et travailleuses.
Le contexte de l’après-Deuxième Guerre mondiale est néanmoins bien différent: le maccarthysme a pénétré l’ensemble de la société nord-américaine, y compris les syndicats. Ce qui a conduit l’AFL et la CIO – pourtant plus marquée à gauche– à exclure les syndicats dirigés par des communistes. Les années qui suivent 1945 sont également celles d’un «pacte productif» où l’augmentation de la productivité accompagne celle des salaires et assure ainsi au patronat une relative paix sociale. C’est donc dans ce contexte déjà fort mâtiné d’anticommunisme, encore exacerbé par les débuts de la guerre froide, que fusionnent en 1955 les deux grandes centrales étasuniennes.
L’influence de l’AFL-CIO ne se limite pourtant pas au territoire étasunien: l’organisation des travailleurs étant un enjeu crucial partout dans le monde, Washington va également y jouer ses cartes. Comment? A travers le soutien financier et organisationnel apporté par des syndicalistes de l’AFL-CIO à des organisations de défense des travailleurs non communistes. Et ce dans un contexte où, bien souvent, les liens entre partis communistes et centrales syndicales sont souvent ténus, notamment via la Fédération syndicale mondiale (FSM). C’est par exemple le cas en France, où l’AFL encouragera la création de la CGT-Force Ouvrière, un syndicat alternatif à la CGT, proche, elle, du Parti communiste français. On retrouve ce même type de procédé dans un nombre important de pays, l’objectif géopolitique étant de nuire le plus possible aux organisations de travailleurs affiliées à la FSM ou d’obédience marxiste. Ce positionnement n’est pas qu’idéologique, il résulte également d’une politique finalement très pragmatique qui lie les intérêts des entreprises nord-américaines à l’étranger aux intérêts des travailleurs et travailleuses étasuniens. Terminé, donc, l’internationalisme prolétarien.
Il serait néanmoins abusif de voir derrière ce syndicalisme «libre» la seule influence du tout- puissant impérialisme yankee. Le plus souvent, les émissaires de l’AFL-CIO ne faisaient que souffler sur des braises déjà ardentes. L’opposition à l’influence de Moscou était ainsi relativement forte dans toute une partie de la gauche non communiste, qu’on n’appelait pas encore antitotalitaire, ce qui a pu donner lieu à des alliances a priori étonnantes. Ce fut par exemple le cas à Genève, avant la fusion, lorsque l’AFL soutint financièrement la création d’une école de syndicalistes créée par l’une des figures du syndicalisme romand, Lucien Tronchet, alors virulemment anticommuniste.
De nos jours, un vent nouveau semble souffler sur le monde syndical étasunien: les grèves se multiplient depuis plusieurs années et les travailleurs et travailleuses n’hésitent plus à aller à la confrontation avec le patronat. Reste que ce pan peu glorieux de l’histoire du syndicalisme étasunien demeure et qu’il ne peut être balayé d’un revers de main en arguant les manipulations de la CIA. Comme dit plus haut, l’expansion économique nord-américaine après 1945 a profité matériellement à une partie significative de la classe ouvrière étasunienne. Au point que dans les années 1960 des penseurs comme Marcuse ou Bookchin n’en faisaient plus le levier décisif de la révolution à venir. Sans tomber dans de tels verdicts hâtifs, cette histoire doit au moins nous rendre attentif à ce qu’implique politiquement la position de dominés parmi les dominants.
L’association L’Atelier-Histoire en mouvement, à Genève, contribue à faire vivre et à diffuser la mémoire des luttes pour l’émancipation par l’organisation de conférences et la valorisation d’archives graphiques, info@atelier-hem.org