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Au rendez-vous du donner et du recevoir

Chroniques aventines

Dans quelques jours débutera l’édition 2020 du Festival du film et forum international sur les droits humains (FIFDH) de Genève. Occasion, pour nous, de nous remémorer les vues d’Immanuel Wallerstein, sociologue, historien et pionner du Forum social mondial disparu il y a quelques mois de cela. Nous trouvons en effet, dans l’héritage de cette figure américaine du mouvement altermondialiste, des considérations balancées sur le sujet de l’universalisme et des droits humains. Rappelons-en les éléments essentiels en compulsant l’un de ses ouvrages: L’Universalisme européen. De la colonisation au droit d’ingérence (2006).

Dirigeants occidentaux, intellectuels et médias de l’establishment font régulièrement appel à l’universalisme. Selon trois variantes: 1) au nom des droits de l’homme et d’une certaine idée de la démocratie; 2) en l’associant au thème du «choc des civilisations» et non sans affirmer la prévalence occidentale; 3) au nom de la validité «scientifique» du marché et des lois économiques libérales.

«L’universalisme des puissants a toujours été un universalisme partial et dévoyé» auquel Wallerstein attribue une épithète significativement restrictive: celle d’universalisme européen. Il fait remonter sa cristallisation rhétorique aux origines de ce que l’historien français Fernand Braudel nomme l’«économie-monde» capitaliste – soit aux XVe et XVIe siècles. Pour nous en convaincre, Wallerstein revient en détail sur la fameuse controverse de Valladolid qui opposa, en 1550, le prêtre dominicain Bartolomé de Las Casas et le philosophe Juan Ginés de Sepúlveda.

Légitimant les violences de la conquête des Amériques, Sepúlveda tient les Amérindiens pour des «barbares», sans éducation, vicieux, cruels, nécessitant d’être punis, corrigés, évangélisés et «gouvernés par autrui»; l’action des Espagnols lui paraît ainsi un devoir moral. Bien entendu, dans l’esprit des colons, s’ajoute au plaidoyer édifiant la jouissance des immenses bénéfices matériels de la domination ibérique. Face à son compatriote, Las Casas soutient non seulement «l’approximative équivalence morale de tous les systèmes sociaux connus» (I. W.) mais également que «l’Evangile se répand non par les lances, mais par la parole de Dieu, la vie chrétienne et l’action de la raison».

Pour pointer les évolutions de l’argumentation universaliste, Wallerstein s’arrête ensuite sur le second XXe siècle. La décolonisation, la mutation d’anciennes colonies en Etats indépendants auraient dû préserver ceux-ci de l’ingérence de l’Occident; or, seule la rhétorique change: en lieu et place d’une «nécessaire» évangélisation, d’une mission civilisatrice, l’ère postcoloniale préfère désormais brandir le motif des droits de l’homme (rappelons que la ratification de la Déclaration universelle y relative date de 1948) et l’épandage de la démocratie pour asseoir sa «supervision paternaliste» (I. W.).

A Sepúlveda succède un avatar télégénique et non moins volubile: Bernard Kouchner. Les conséquences des ingérences occidentales de même que l’inconsistance de la conception de la démocratie destinée à l’exportation préoccupent rarement les interventionnistes. Souvent, le «remède» s’avère pourtant pire que le mal et, remarque notre auteur, «la population associe alors le concept de démocratie à un contrôle extérieur et aux effets négatifs de l’intervention» – les intérêts matériels qui accompagnent celle-ci finissant de jeter le discrédit sur l’argument éthique.

Le scientisme, écrit Wallerstein, est la dernière trouvaille de l’Occident pour tenter d’appuyer sa supériorité sur un autre fondement que les seuls rapports de force. Cependant, le paradigme de la complexité et son rejet du «déterminisme linéaire à temporalité réversible» de la science moderne de même que la critique par les cultural studies de l’humanisme traditionnel étalonné sur les valeurs de l’Occidental, mâle, blanc, dominant, ont ébranlé ce dernier bastion.

Face à cet universalisme fourvoyé fondé sur les religions, les doctrines du droit naturel ou la science mais face aussi à l’«hyper-particularisme» ou à un relativisme radical pas davantage tenables, un universalisme authentiquement universel est possible; il est, de fait, le sujet de lutte idéologique central du monde contemporain.

Ces valeurs proprement universelles, «nous devons les forger nous-mêmes» – dans un chantier perpétuel et égalitaire – en allant vers une «appréciation vraiment partagée (…) de ce qu’est le bien».

Le poète de la négritude Léopold Sédar Senghor donne peut-être l’image de la tâche à entreprendre en incitant le monde à s’assembler au «rendez-vous du donner et du recevoir» – deux verbes que confond le radical indo-européen do et que traduit, plus amplement, l’idéal de la réciprocité. Un idéal délicat, exigeant mais enthousiasmant qui excède les totalisations du concept grec, du droit romain comme du salut chrétien et qui pourrait trouver dans le FIFDH l’une de ses actualisations.

*Historien et praticien de l’action culturelle
(mathieu.menghini@lamarmite.org).

Opinions Chroniques Mathieu Menghini

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lundi 8 janvier 2018

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