Les ratés de l’accélération des procédures
Entre le discours ultra positif dans la presse du patron du Secrétariat d’Etat aux migrations (SEM) Mario Gattiker sur la nouvelle procédure d’asile accélérée en vigueur depuis le 1er mars 20191 Cf. Interview par T. Gafafer, Neue Zürcher Zeitung, 23 déc. 2019 et ats, «Migration: davantage de requérants quittent la Suisse volontairement», La Côte, 23 déc. 2019 (bit.ly/379RgOh). et le tableau que dressent plusieurs arrêts du Tribunal administratif fédéral (TAF) sur cette même procédure, on peut se demander si l’on parle de la même chose. Vivre Ensemble a déjà évoqué dans ses colonnes le manque d’accès aux soins et de prise en compte de l’état de santé dans la décision d’asile ayant motivé le TAF à renvoyer sa copie au SEM2 L. Wehrli et R. Rey, «Procédures accélérées et accès au soin. L’équation impossible?», Vivre Ensemble n° 173, juin 2019.. A ce jour, quelque 37 jugements ne concernant que la Suisse romande, et dont le plus récent date de janvier 2020, montrent des défaillances systémiques dans le dispositif de santé mis en place. Mais ce n’est pas tout. L’instance de recours a rendu de nombreux autres arrêts édifiants sur la (très piètre) qualité de l’établissement des faits et des mesures d’instruction effectué par le SEM dans les centres fédéraux. Toutes ces décisions négatives cassées par le TAF auraient pu avoir des conséquences graves pour les personnes concernées dont la vie et l’intégrité sont en jeu. Et elles ne sont que la pointe de l’iceberg.
Liquider plutôtqu’investiguer
Pour rappel, la nouvelle procédure d’asile – ou restructuration – entrée en force en mars 2019 a été conçue pour «accélérer» l’examen des demandes d’asile en imposant une cadence très rapide pour les cas considérés comme «simples». Les délais pour faire recours contre une décision sont raccourcis de 30 à 7 jours ouvrables; une représentation juridique gratuite est garantie pour contre-balancer ce raccourcissement des délais que justifierait la non-complexité des cas.
A l’élaboration du projet de loi, le SEM évaluait le taux de ces cas dits «simples» à 20%. Parmi les 80% restants, il estimait à 40% la proportion de procédures Dublin (également traitées de façon accélérée dans les centres fédéraux) et à 40% le taux de cas dits «complexes» affectés en procédure étendue. Dans ce dernier cas, les demandeurs d’asile sont attribués aux cantons. La procédure accélérée et les procédures Dublin sont entièrement menées dans les centres fédéraux, dont il a fallu augmenter la capacité.
Logiquement – et légalement – la répartition entre procédure accélérée et étendue devrait découler de l’appréciation de la situation individuelle des personnes en quête de protection par le fonctionnaire du SEM en charge de leur requête. La différenciation entre cas «simples» (manifestement fondés ou infondés) et cas «complexes» devrait dépendre de l’évaluation des démarches supplémentaires à mener au terme de la première audition sur les motifs d’asile pour pouvoir prendre une décision motivée: audition complète, vérification des allégations du requérant par l’obtention de documents, la recherche d’informations sur les pays, auprès des ambassades à l’étranger, problématique médicale à éclaircir, etc.
Or ce que montrent plus d’une quinzaine d’arrêts du TAF, c’est que les fonctionnaires ont préféré liquider – par décision négative – des situations qui auraient à l’évidence dû être transférées en procédure étendue pour examen approfondi3 La liste des arrêts a été établie par le service protection de l’OSAR. Certains de ces arrêts rappellent que le SEM est tenu d’évaluer, aux termes de l’audition sur les motifs d’asile, si la procédure peut être effectuée en phase accélérée ou s’il convient d’attribuer la personne à la procédure étendue. Arrêts disponibles (format pdf) sous asile.ch (bit.ly/2StR33g).. Et les juges de rappeler que «les nouveaux délais de procédure ne dispensent pas le SEM d’établir les faits de manière complète et correcte», car, soulignent-ils, «l’examen d’un cas complexe en procédure accélérée induit un risque de violation des garanties procédurales» (E-3447/2019 du 13.11.2019). Les juges ajoutent à l’intention du SEM quelques illustrations de cas justifiant le passage en procédure étendue, notamment la production de nombreux moyens de preuve ou la tenue de plusieurs auditions.
Cette remise à l’ordre s’ajoute à de nombreux arrêts cassant les décisions du SEM pour établissement des faits incomplet et violation du droit d’être entendu (voir les exemples ci-dessous).
Des arrêts éclairants
Des arrêts du Tribunal administratif fédéral (TAF) illustrent l’inadéquation de la procédure accélérée en raison de la complexité du cas. Exemples:
• Couple iranien dont l’épouse s’est convertie au christianisme. Elle a été accusée d’atteinte à l’ordre public et aux mœurs religieuses, emprisonnée et est dans l’attente de son procès. Elle a en outre subi une agression de la part d’un cousin en raison de sa conversion. Le TAF souligne que, contrairement à l’appréciation du SEM, le récit des recourants est crédible, étayé et vraisemblable sur ses aspects fondamentaux. Le TAF relève que l’examen des points fondamentaux est totalement absent des PV d’auditions et que le SEM place des exigences trop élevées en se basant sur le niveau d’éducation des recourants. Il indique par ailleurs que compte tenu des délais légaux pour obtenir des documents depuis l’étranger ou commanditer une enquête en ambassade, il aurait convenu de traiter la demande en procédure étendue. Les nouveaux délais induits par la nouvelle procédure ne dispensent pas le SEM d’établir les faits de manière complète et exacte. Recours admis. (ATAF D-3503/2019 du 24.07.2019)
• Cas d’un ressortissant du Nigéria alléguant des persécutions en lien avec son homosexualité. Le TAF relève que le SEM n’a pas laissé l’opportunité au recourant d’obtenir et de produire des moyens de preuve. Il n’a pas examiné les allégations en tenant compte de la situation au Nigéria. La décision rendue par le SEM découle principalement de pures spéculations. Rappelant que le choix du type de procédure dépend uniquement de l’autorité de première instance, le TAF souligne que la procédure en question était trop complexe pour être menée en procédure accélérée. Or, le traitement de dossiers complexes dans le cadre de la procédure accélérée, qui, par définition, ne permet pas la tenue d’audition longues et l’appréciation de plusieurs éléments de preuve complexes, n’est pas approprié. En effet, une telle approche comporte le risque d’une violation des garanties procédurales des demandeurs d’asile. Recours admis pour établissement incomplet des faits et violation du droit d’être entendu. (ATAF E-2965/2019 du 28.06.2019). SM
Cinq ans pour tester les procédures
Comme il n’a cessé de le faire dans ses réponses à la presse face aux dysfonctionnements de prise en charge médicale révélés par la jurisprudence du TAF, le SEM se justifiera sans doute par des erreurs de jeunesse. Sachant qu’il a eu plus de cinq ans pour «tester» ces nouvelles procédures avant leur entrée en vigueur dans toute la Suisse4 La procédure accélérée a été testée au centre-pilote de Zurich dès 2014., on retoquera sèchement cette excuse.
D’une part en raison des enjeux inhérents à une mauvaise décision d’asile, à savoir le risque d’un renvoi vers un pays où la vie et l’intégrité sont menacés. Ensuite parce que l’on sait que du fait justement de l’accélération des procédures, de nombreuses décisions ne sont pas contestées, la représentation juridique mandatée par le SEM, surchargée, renonçant à recourir dans les cas qu’ils jugent dénués de chance d’aboutir ou à entamer des recherches supplémentaires. A l’aéroport de Genève, on a récemment vu un homme gagner seul devant le TAF: les avocats de Caritas Suisse avaient renoncé à faire recours5 E-6172/2019 du 28 nov. 2019, voir ODAE romand, «Caritas Suisse ayant résilié son mandat, un requérant d’asile fait recours lui-même et gagne», 18 déc. 2019, (bit.ly/31IcvWv).!
Une justification retoquée, enfin, parce que parallèlement, Monsieur Gattiker, haut responsable du SEM et de ces dysfonctionnements, fanfaronne dans la presse sur le succès de la procédure accélérée. Selon l’ats, «Mario Gattiker se dit ‘très satisfait’ de la mise en œuvre de la nouvelle loi sur l’asile. Il faut en moyenne 48 jours au SEM pour statuer sur une demande. Et seules 18% des demandes d’asile sont traitées dans le cadre d’une procédure élargie en raison de nécessaires clarifications complexes. Les procédures accélérées doivent prendre moins de 50 jours, celles élargies moins de 100.»6 Voir la note 1 ci-dessus.
A coup sûr que dans son calcul, il ne tient pas compte de l’allongement des procédures dues à ces décisions bâclées, qui font l’objet d’un recours, et sont ensuite renvoyées par le TAF au SEM pour nouvelle décision…
Dispositif santé en cause
Gros point noir de cette nouvelle procédure, le dispositif santé a fait l’objet d’une quarantaine d’arrêts du Tribunal administratif fédéral (TAF) rien que pour la Suisse romande depuis le lancement de la phase pilote à Boudry, le dernier datant de janvier 20201. Il cristallise la problématique de l’établissement des faits et des mesures d’instruction dans le cadre de la procédure accélérée et demeure largement d’actualité.
En effet, au centre fédéral de Boudry, l’interdiction faite aux défenseurs juridiques des requérants d’asile d’avoir des contacts directs avec les médecins du centre médical privé sous mandat du SEM a pour conséquence des dossiers sur l’asile incomplets. Et des décisions ne tenant pas compte de l’état de santé pouvant attester des allégations à l’appui de la demande d’asile ou de vulnérabilités prépondérantes dans les procédures Dublin. La seule communication admise par le SEM est l’envoi par les médecins via email d’un formulaire médical très succinct au mandataire. Transmission qui a parfois connu des ratés, le mandataire se trouvant sans informations médicales déterminantes pour attester des motifs d’asile. Si le mandataire souhaite des informations médicales supplémentaires, il doit passer par le SEM pour demander un rapport détaillé aux médecins. Rapport que le SEM peut arbitrairement décider de ne pas lui transmettre, les médecins privés n’ayant de leur côté pas le droit de l’adresser aux défenseurs juridiques!
Par ailleurs, l’accès aux médecins du centre médical est très difficile pour les demandeurs d’asile: l’infirmerie de Boudry joue un rôle de filtre. Et lorsque les personnes sont transférées au centre fédéral de Chevrilles, le suivi médical est rendu encore plus difficile. Un système qui fonctionne donc en huis clos sous contrôle total du SEM. SM
1 Le concept médical santé à l’œuvre en Suisse romande est détaillé dans les arrêts D-1954/2019 du 13 mai 2019 et E-3262/2019 du 4 juillet 2019.
Notes
* Article (et ses compléments) à paraître dans Vivre Ensemble n° 176, février 2020. A la suite de la communication par le SEM, le 6 février, de son «premier bilan positif» (accès: bit.ly/2OHBC6G), l’article a été mis en ligne sur la plateforme asile.ch (bit.ly/2StR33g). Lire aussi à ce sujet le communiqué de l’Organisation suisse d’aide aux réfugiés (OSAR) (bit.ly/38qU5fe).