Le moment Potemkine
Comment explose une mutinerie? Comme tous les soulèvements: par l’abus de trop. Sur le cuirassé Potemkine, l’arrogance des officiers, leur mépris aristocratique et leur brutalité ne sont pas encore parvenus à dégoupiller les matelots. C’est la viande qui va s’en charger. Ou plutôt les vers. Car la viande en est tellement infestée qu’elle pourrait courir toute seule jusqu’au bastingage. On approche du «point de trop» – mais ça l’officier supérieur ne le sait pas encore. Il pense simplement pouvoir ramener l’ordre en aboyant comme d’habitude, en compagnie du médecin-major venu engager son autorité scientifique pour certifier que la viande est parfaite – et que tout retourne à la normale. Gros plan sur la viande: elle n’est que grouillement. Le major: «Ce ne sont pas des vers».
Edouard Philippe [Premier ministre français]: «L’ambition portée par ce gouvernement est une ambition de justice sociale (…) Et surtout la seule chose qui compte, c’est la justice.»1>Discours du 11 décembre 2019 au Conseil social et économique (CSE).
Le major: «Cette viande est très bonne, cessez de discuter».
Edouard Philippe: «Les femmes seront les grandes gagnantes du système universel de retraites (…) Les garanties données justifient que la grève s’arrête».2>Lire aussi Cécile Andrzejewski, «Invisible pénibilité du travail féminin», Le Monde diplomatique, décembre 2017.
Offenser par les mots
Quand il se dirige vers son point critique, ce qu’il ne découvre toujours que trop tard, un ordre politique ne tient plus symboliquement qu’à un cheveu, ou à un mot – après, bien sûr, il lui reste la police. Or les mots, offenser par les mots, ç’aura été la grande passion de ce pouvoir. On ne pourra pas dire, en cette matière, qu’il ne s’est pas donné du mal. En réalité, il y est allé de bon cœur. C’est que tout dans sa nature l’y poussait. A l’image de son chef évidemment. Car avoir le naturel offensant, c’est vraiment lui. Les «riens», «le costard», «la rue à traverser», «les illettrées», à chaque fois on n’en revenait pas, et à chaque fois on n’avait rien entendu. Il a ça si profondément en lui3>Cf. Bernard Pudal, «Les élites face aux ‘gilets jaunes’ – Une philosophie du mépris», Le Monde diplomatique, mars 2019. que même les promesses – répétées – de s’acheter une conduite ne l’ont jamais désarmé: à ce stade d’incorporation, on se défait pas de soi. Il n’avait pas sitôt promis de ne plus parler à l’emporte-pièce (janvier) qu’il nous donnait du «Jojo le gilet jaune» et du «boxeur gitan qui ne peut pas avoir écrit ça tout seul – puisqu’il est gitan». A la rentrée de septembre, fini, c’était juré. Mais le 4 octobre déjà il n’adorait pas la pénibilité qui «donne le sentiment que le travail est pénible».
Il y a cependant un type de propos, qui fera la marque particulière de ce pouvoir dans l’histoire, qui ne relève ni de l’insulte innocente et joyeuse, ni même du mensonge éhonté, mais d’autre chose, infiniment plus vertigineux en fait: les mots Potemkine, les mots «ce ne sont pas des vers» et «cette viande est excellente», avec les vers et la viande sous le nez. On dit les mots Potemkine, mais on dirait aussi bien les mots Orwell.
Edouard Philippe: «Nous proposons un nouveau pacte entre les générations, un pacte fidèle dans son esprit à celui que le Conseil national de la Résistance [CNR] a imaginé et mis en œuvre après-guerre».
A ce niveau, dévoyer les mots, c’est conchier les choses. Quand Edouard Philippe s’enveloppe dans le CNR alors qu’il détruit avec une froide méthode tous les acquis sociaux du CNR, il conchie l’histoire politique de la Résistance. Et voilà finalement la marque de ce gouvernement: c’est un gouvernement de conchieurs. Quand [Gabriel] Attal et [Amélie de] Montchalin [respectivement secrétaire d’Etat auprès du ministre de l’Education nationale et Secrétaire d’Etat auprès du ministre de l’Europe et des Affaires étrangères] osent que le suicide d’Anas n’est pas politique4>Anas K., étudiant de 22 ans en grande difficulté financière, s’est immolé à Lyon le 8 novembre 2019 afin d’interpeller les pouvoirs publics sur la précarité étudiante. Le geste a suscité des manifestations (ndlr). Cf. Frédéric Lordon,
«La précarité tue, le capitalisme tue, le macronisme tue», Les blogs du Diplo, 15 novembre 2019., ils conchient son lit de douleur, et peut-être sa tombe. Partout des conchieurs dans les palais. Buzyn [Agnès, ministre de la Santé] ferme des lits «pour améliorer la qualité des soins» – conchie les malades. Vidal [Frédérique, ministre de l’Enseignement supérieur] décuple les frais d’inscription des étudiants étrangers «pour mieux les accueillir» – conchie les étudiants étrangers. Pénicaud [Muriel, ministre du Travail] défait le code du travail «pour protéger les salariés» – conchie les salariés.
Par-delà tous ces offensés, cependant le tableau d’ensemble donne une idée élargie de ce dont il s’agit: ce qui est génériquement conchié, c’est le sens des mots. «Que les mots aient un sens, nous nous en foutons, mais alors totalement; et nous ferons avec ce que nous voulons». La question qui suit inévitablement demande ce qu’il est possible de faire «démocratiquement» avec des gens qui ont fait ça de la langue. Ici, l’imbécillité éditorialiste, qui répète que «la démocratie, c’est le débat, et le contraire de la violence» va bientôt tomber sur un os. Car le débat n’existe pas comme ça du seul fait de mettre en présence des hommes qui font du bruit avec la bouche. C’est d’ailleurs la chose la plus universellement ignorée de l’univers médiatique qui considère qu’il suffit de réunir des gens qui ne pensent pas la même chose pour avoir «un débat». Les corridas qui se tiennent sous ce nom, organisées par les médias, où l’inanité le dispute à la foire d’empoigne, convainquent assez qu’il n’en est rien. Pour qu’il y ait un débat, il faut que soient réunies les conditions de possibilité du débat. A commencer par la première d’entre elles: le respect minimal du sens commun des mots.
On n’a pas de débat au milieu d’une langue détruite
Cette condition fondamentale piétinée, on comprend sans peine ce qu’il reste du débat: il reste «Le-Grand-Débat», spectacle taillé pour les canalisations de l’information en continu, où pendant des heures et des heures, Macron parle, parle, parle. Tout seul. Dans l’état où le macronisme a mis la langue, il ne peut y avoir comme «débat démocratique» que Le-Grand-Débat. Car on n’a pas de débat, grand ou petit, au milieu d’une langue détruite. A quoi pourrait, en effet, ressembler un débat sur les retraites en face de quelqu’un qui démolit tout, en jurant faire vivre l’esprit du CNR? Et même, comment résister à l’envie de lui mettre une petite tarte? Puisqu’en définitive, c’est le seul choix de réaction qui reste à disposition. On voit bien qu’on ne va pas commencer à discuter. Pas plus qu’il n’y a matière à discussion avec quelqu’une qui dit qu’elle ferme des lits d’hôpitaux pour améliorer les soins, etc. Discuter n’a plus de sens quand les mots ont été privés de sens. Légitimement, on envisage autre chose.
Mais alors, il ne faut pas venir se plaindre que «la violence, c’est le contraire de la démocratie». Ou bien il faut adresser sa plainte à qui de droit: à ceux qui ont détruit la condition de possibilité, dialogique, du débat. Donc de la démocratie. De fait, dans 1984, on ne discute pas trop. Pour des raisons semblables: «la paix, c’est la guerre», «la liberté, c’est l’esclavage», et «l’ignorance, c’est la force», ça ne fait pas une très bonne base.
Qu’Orwell revienne en force dans la conscience commune, même Alain Frachon qui régale le lecteur du Monde de ses pénétrantes analyses internationales, s’en est aperçu. Quoiqu’en fait non. Pour Frachon5>Alain Frachon, chronique, «1984 d’Orwell illustre de façon prémonitoire
ce qui se passe dans la Chine de Xi Jinping»,
Le Monde, 28 novembre 2019., Orwell, c’est en Chine. Trente millions de téléphones portables ouïgours sur écoute – orwellien. Et «1984 illustre de façon prémonitoire ce qui se passe dans la Chine de Xi Jinping». Avec une telle analyse, en effet, on se sent tout pénétrés. Heureusement, c’est en Chine, quel soulagement. Chez nous, rien de tout ça.6>Cf. Rémi Castets, «Les Ouïgours à l’épreuve du ‘vivre-ensemble’ chinois», Le Monde diplomatique, mars 2019. Pas d’écoutes, pas d’interpellations préventives, pas de reconnaissance faciale, pas non plus d’assistant-flic Amazon ou Apple (d’ailleurs l’équivalent du «télécran» dans tous les foyers de 1984), bref pas de «tyrannie 2.0» (de nouveau pénétrés). Quand Frachon ne parvient même pas à apercevoir ici les formes les plus caricaturales de l’orwellisme, comment en verrait-il les plus subtiles?7>Lire aussi Martine Bulard, «Retraite à points… de non-retour », Le Monde diplomatique,
décembre 2019.
On ne comptera donc pas sur lui pour réaliser que la démolition de la langue, en son noyau de sens, porte à son comble la démolition des institutions de ladite «démocratie»: institutions de la représentation qui ne représentent plus, institutions de la médiatisation qui ne médiatisent plus, et maintenant, donc, institution – la plus fondamentale –de la langue et de la signification qui ne signifie plus. Après quoi on se scandalisera que les gens choisissent l’action directe plutôt que «le débat».
Réellement, s’il y a un seul motif d’étonnement, c’est qu’ils aient été si patients avant de s’y résoudre, qu’ils aient accepté d’aller ainsi au bout du bout de la faillite institutionnelle généralisée pour constater l’impasse. L’impasse des mots Orwell. Mais ne faudrait-il pas parler plutôt des mots Potemkine? Car eux ne terminent pas dans une impasse. Ils déclenchent le moment Potemkine. Le moment Potemkine, c’est celui où, sous un abus de trop, la légitimité est détruite par le sentiment du scandale, et avec elle le consentement et ce qui restait de respect. Alors les matelots jettent les officiers à la mer et prennent collectivement les commandes du bateau.
Notes
Article paru dans «La pompe à phynance – Les blogs du Diplo», décembre 2019, http://blog.mondediplo.net.