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La systématisation du don d’organes refusée

L'Allemagne vue de là-bas

Le débat sur le don d’organes fait régulièrement surface dans la société allemande. Malgré une discussion de plusieurs mois autour d’une réforme profonde de la loi, la question est toujours traitée selon la question des vies à sauver et délaisse d’autres aspects centraux de la pratique. Alors que le débat émerge en Suisse, il est nécessaire d’appréhender le sujet dans sa complexité.

Le ministre de la Santé Jens Spahn (CDU, chrétien-démocrate) a présenté jeudi 16 janvier un projet de loi considérant l’ensemble de la population allemande comme donneuse d’organes par défaut, avec possibilité de refus. Les parlementaires ont rejeté cette réforme, préférant conserver le système de déclaration de consentement préalable. Fait marquant, le débat a été largement dépolitisé: les partis ont renoncé à publier des recommandations de vote, et celui-ci s’est fait en dehors des lignes partisanes. En Suisse, une loi similaire pourrait être proposée au parlement et au peuple prochainement: une initiative allant dans ce sens a été déposée à la Chancellerie fédérale en mars 2019.

La question du don d’organes est très délicate, et l’exemple allemand peut indiquer les écueils à éviter. En Allemagne, le débat a principalement été mené autour de deux aspects moraux. Le premier correspond au principe de réciprocité: qui veut recevoir un organe doit également se déclarer prêt à faire don des siens. Le second est libéral: chacun doit être libre de disposer de son corps de la manière qui lui semble la meilleure, sans que l’Etat n’intervienne.

Les observateurs appelant à élargir le débat à d’autres approches ont été mal entendus, mais leurs arguments méritent l’attention. Deux aspects principaux ont été soulevés: d’une part, la question de la définition de la mort et des enjeux liés à celle-ci pour les proches; d’autre part, celle de la privatisation et de la commercialisation des soins.

Le concept de «mort cérébrale» a été inventé dans les années 1960 afin de faciliter la transplantation d’organes. La fin d’activité du cerveau est depuis considérée comme indiquant le décès du patient. Les organes doivent cependant rester fonctionnels – le cœur continue à battre, serait-ce sous assistance – pour pouvoir être prélevés. La situation est paradoxale: tandis que le corps est encore, techniquement, en vie, le personnel médical déclare la mort du cerveau et, partant, du patient.

La plupart des critiques à l’automatisation du don d’organes sont liées aux conséquences de cette définition de la mort. Non seulement cette définition peut entrer en conflit avec des conceptions différentes – religieuses notamment –, mais elle suppose également des proches un effort de rationalisation à un moment éprouvant émotionnellement et psychologiquement. La possibilité d’un processus de deuil peut leur être retirée.

D’autres voix préviennent contre une automatisation du don d’organes dans un contexte de privatisation de la santé. Au-delà du don d’organes, le prélèvement de tissus – comme la cornée – peut s’avérer particulièrement lucratif, car ceux-ci peuvent être conservés plus longtemps. La spécialisation dans la transplantation peut également représenter un marché non négligeable pour les cliniques et les professionnels. En outre, de graves scandales de corruption ont éclaté ces dernières décennies, indiquant que les profits réalisables grâce au don d’organes suscitent d’ores et déjà la cupidité de certains acteurs du monde médical.

Malgré leur importance, ces aspects-là ne sont que peu discutés dans le débat public. La question du don d’organes reste abordée uniquement comme un acte permettant de sauver des vies, ce qui rend toute réflexion critique suspecte. Pourtant, au-delà de la manière dont les donneurs peuvent être trouvés, la forme du don d’organes doit être discutée en profondeur. Entre la place laissée aux proches et à leur deuil, la définition de la mort, le déroulement concret du prélèvement des organes et tissus ainsi que les enjeux financiers derrière le don d’organes, les besoins d’éclaircissement ne manquent pas.

Historien romand établi à Berlin.

Opinions Chroniques Séveric Yersin

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