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Une initiative «Pour des loups végétariens?»

Objet de futures votations, l’initiative «Pour des multinationales reponsables» veut contraindre les multinationales siégeant en Suisse au respect des normes internationales en matière de droits humains et de l’environnement dans leurs activités à l’étranger. Louable, la démarche n’est-elle toutefois pas contre-productive?, questionne Mathieu Glayre, de la revue Moins!.
Suisse

L’initiative «Pour des multinationales responsables», qui sera bientôt soumise à votation, est l’occasion de discuter du «modèle démocratique» suisse. De nombreuses multinationales aux activités problématiques ont en effet leur siège dans notre pays et les motivations des initiant-e-s sont évidemment louables. On peut néanmoins se demander si cette démarche n’est pas contre-productive.

Signalons pour commencer que les problèmes causés par les multinationales ne sont pas de simples «dégâts collatéraux», mais une résultante logique de leur existence même. Une multinationale est une entité économique qui doit dégager des profits, qui comprend des milliers de collaborateurs et de fournisseurs, des millions de clients et est active dans plusieurs pays. Il ne lui est donc pas possible de traiter les personnes comme des êtres humains, elles ne peuvent être que des chiffres. Il n’est même pas nécessaire que les personnes qui y sont actives soient des exploiteurs invétérés. Le système économique dans lequel elles s’insèrent, la compétition avec des autres entités énormes et impersonnelles, la structure économique nécessitant l’emprunt pour investir et produire, rendent obligatoire la croissance continuelle de la production et du chiffre d’affaires, obligeant ces structures à fonctionner selon leur propre logique, en dehors de toute éthique. Espérer qu’une multinationale devienne responsable, n’est-ce pas espérer qu’un loup devienne végétarien?

Rappelons ensuite que, depuis 1891, le «peuple» (n’oublions pas qu’un travailleur sur trois ne dispose pas du droit de vote et que la majorité de ceux qui en disposent s’abstient) s’est exprimé sur 215 initiatives. Il en a accepté 22, soit 1 sur 10, et elles ont rarement été le fait de collectifs défendant les plus fragiles! Ainsi, lors des dix dernières années, le «peuple» a pu s’exprimer sur 46 initiatives, dont 6 ont été acceptées (13%): «contre l’immigration de masse», «pour que les pédophiles ne travaillent plus avec des enfants», «contre la construction de minarets», «contre les rémunérations abusives», «pour le renvoi des étrangers criminels» et «pour en finir avec les constructions envahissantes de résidences secondaires», soit 5 sur 6 provenant des milieux conservateurs! Depuis vingt ans, seules trois initiatives non issues du camp bourgeois ont été acceptées: «pour en finir avec les constructions envahissantes de résidences secondaires» en 2012, «pour des aliments produits sans manipulations génétiques» en 2005, «pour l’adhésion de la Suisse à l’Organisation des Nations Unies» en 2002.

On peut se demander si ces exceptions ne jouent pas le rôle de régulateur du système, de soupape permettant aux classes dominantes, lorsqu’elles tirent trop sur la corde, de donner un peu de mou plutôt que de risquer la révolution. De fait, ces rares initiatives aux effets a priori positifs jouent un rôle de légitimation et de renforcement du système mortifère qui est en place. Et encore, nous ne discuterons pas ici des ressources et forces nécessaires pour lancer une initiative, récolter le nombre suffisant de paraphes et faire face à une contre-initiative, qui favorisent évidemment les personnes et les organisations déjà puissantes.

Il est également frappant de noter que l’immense majorité des initiatives émanant des milieux de gauche disposent d’une forte popularité en début de campagne, mais que quasi toutes échouent au final. Ainsi des deux initiatives agricoles votées en 2018: un mois avant le vote, l’initiative des Verts «pour des aliments équitables» était soutenue par 78% des sondés tandis que 75% d’entre eux soutenaient le texte d’Uniterre «pour la souveraineté alimentaire». [Les deux initiatives ont été rejetées par respectivement 61,3% et 68,4% des voix.] Etait-ce vraiment, comme le voudrait le mythe, que le peuple se trompait et que la qualité du débat lui a subitement permis de comprendre où était son véritable intérêt? Ou serait-ce plutôt que certains disposent de moyens financiers disproportionnés permettant de faire peur au bon peuple et de lui faire croire que les intérêts de quelques-uns se confondent avec ceux de tous? Le jour de la votation, le bulletin de M. Blocher a certes le même poids que celui de tout un chacun. Sauf que, les mois et les années précédentes, il lui a été possible de diffuser ses idées par toutes sortes de moyens inaccessibles à la majorité d’entre nous. Qui peut se permettre d’envoyer des tous-ménages dans l’entier du pays ou de mener des campagnes de communication permanentes pour imprégner les esprits de ses idées? Dans les années 1980, il avait déjà été démontré que les résultats des votations étaient proportionnels aux surfaces d’affichage politique1>Claire et François Masnata, Le pouvoir suisse: séduction démocratique et répression suave, l’Aire, 1995., et donc bien évidemment aux moyens financiers des différents camps.

Le plus probable est donc évidemment que cette initiative ne passe pas. On aura ainsi tout au plus eu la joie de pouvoir dire que «le débat a été lancé». Et si malgré tout elle passait? L’Etat a-t-il montré sa sincérité lorsqu’il s’agit de contrôler véritablement les entreprises avec lesquelles il est si profondément lié? Peut-on croire que l’on accouchera de beaucoup plus que d’un code de bonne conduite et de quelques normes facilement contournables?

Quel que soit le résultat, l’effet principal risque surtout de se limiter – comme lors de chaque votation – à renforcer et légitimer un système destructeur. Il ne s’agit évidemment pas de sombrer dans la passivité et de s’abstenir de «faire de la politique», la recherche du bien commun et la lutte contre l’injustice étant fondamentales.

Mais il est nécessaire d’être conscient de la profondeur des changements dont nous avons besoin, de remettre en question la pertinence de l’action politique institutionnelle et de se demander si d’autres leviers ne le sont pas plus.

Notes[+]

Article paru dans Moins!, journal romand d’économie politique, n°44, décembre 2019-janvier 2020.

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