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Vers la fin de l’école productiviste ?

Auteur d’une thèse à l’université de Lausanne consacrée au rôle de l’école dans la transition écologique, Daniel Curnier porte un regard très critique sur l’institution éducative, qui ne prépare pas la jeunesse à la nécessaire transition écologique, alors qu’une partie des jeunes sont justement dans la rue pour sauver le climat.
Vers la fin de l’école productiviste ?
Daniel Curnier: «Face à l’imposture productiviste, l’apprentissage d’une citoyenneté critique semble être une voie intéressante pour dépasser une idéologie à bout de souffle.» Photo: marche pour le climat, Genève, avril 2019. JPDS
Education

La rentrée scolaire d’août 2019 s’est distinguée des précédentes par un aspect au moins: c’est la première depuis que les lycéen-ne-s et étudiant-e-s sont descendus dans les rues pour réclamer que les gouvernements prennent des mesures à la hauteur de l’urgence environnementale. Critiques à l’égard des institutions de formation qui modèlent une grande partie de leur quotidien, ils et elles ont également demandé que leur scolarité soit repensée. Cette demande s’inscrit dans un système de revendications qui, s’il est courant dans la pensée écologique, l’est moins dans le discours dominant. L’éducation des générations futures est en effet souvent citée comme solution miracle pour résoudre les enjeux ­environnementaux.

Or cet argument vise généralement à décharger les adultes d’aujourd’hui de leurs responsabilités. Car les déséquilibres écologiques sont avant tout le résultat de la poursuite d’intérêts égoïstes, de la quête sans limites du profit à court terme, de la soif du pouvoir, de l’aveuglement politique, de la mondialisation des processus économiques, de rapports de pouvoir asymétriques entre Etats, de l’inertie sociale et de l’inégale répartition des richesses entre catégories socio-économiques à l’échelle mondiale comme nationale. Ces structures perverses, l’institution scolaire contribue à les forger. Pour comprendre par quels moyens, il est utile de s’intéresser aux origines de l’école contemporaine.

Des politiques éducatives productivistes

Jusqu’à la diffusion de la révolution industrielle, l’école était réservée à l’aristocratie et à la haute bourgeoisie. La généralisation de la scolarité démarra avec l’apparition en Europe de l’institution scolaire moderne au début du XIXe siècle, alors qu’une part de plus en plus importante de la population quittait les campagnes pour s’installer à proximité des usines. Contrairement à ce que l’on croit souvent, l’école ne fut pas créée pour former les futurs ouvriers, car les premières machines industrielles étaient relativement basiques et ne nécessitaient pas de qualification supérieure au travail des champs. La finalité initiale de la scolarité obligatoire était alors la «disciplinarisation» des enfants livrés à eux-mêmes en raison de l’intégration des femmes au marché du travail, ce qui posait un problème de sécurité publique.

La seconde finalité historiquement attribuée à l’école fut la réduction des tensions sociales de la fin du XIXe siècle. En effet, la construction de gigantesques usines destinées à la production sidérurgique et chimique entraîna une forte concentration de population dans les grands bassins charbonniers. Les masses d’ouvriers purent ainsi s’organiser pour lutter contre la domination des premiers grands conglomérats industriels. Dans un contexte de forte tension politique entre puissances européennes, l’école fut alors chargée de pacifier et rassembler le peuple autour de mythes communs. C’est à cette époque que l’histoire et la géographie firent leur apparition dans les plans d’études et que le nationalisme fut ajouté à la docilité dans le processus d’aliénation des individus.

Une fois la chair à canon décimée dans les tranchées de la Première Guerre mondiale, les grands groupes industriels qui avaient tiré profit de l’économie de guerre se tournèrent vers la production d’infrastructures et de machines à usage civil. Ce n’est qu’alors que les politiques éducatives commencèrent à envisager l’école comme lieu de formation de futurs ouvriers qualifiés. Ce schéma se répéta après la Seconde Guerre mondiale, lorsqu’il fallut fournir la main d’œuvre nécessaire à la production de biens de consommation de masse et au secteur des services, alors en plein boom. Ce fut le moment de la structuration de la scolarité en filières et niveaux et de la multiplication des écoles professionnelles destinées à la spécialisation des métiers techniques.

Il y a quelques années encore, l’école était le résultat de cette évolution et de quelques mesures plus humanistes mises en œuvre au cours des Trente Glorieuses. En effet, l’Etat-providence «boosté» à la forte croissance économique d’après-guerre répondait alors à des demandes sociales orientées vers d’autres objectifs que la sécurité nationale ou la production de biens et de services (disciplines artistiques, éducation à l’environnement, etc.). Mais cette parenthèse fut de courte durée. Avec la fin des forts taux de croissance et la mondialisation de la compétition économique, la pression des élites technicistes réorienta les politiques éducatives vers des objectifs plus productifs.

Dans le contexte de l’introduction de la nouvelle gestion publique, les systèmes scolaires sont désormais «pilotés» à l’aide d’indicateurs tels que ceux utilisés par les tests du Program for international student assessment de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) – les fameux tests PISA administrés aux élèves de 15 ans. Ces tests mesurent uniquement les apprentissages en langue première, en mathématiques et en sciences naturelles. Récemment, l’OCDE a lancé un test pilote pour y ajouter les compétences financières des élèves, ce qui en dit long sur les priorités des Etats membres.

Pour ne prendre qu’un exemple, l’accent mis actuellement en Suisse sur les «MINT» (mathématiques, informatique, sciences naturelles et techniques) résulte de la pression exercée par les milieux patronaux et les écoles polytechniques. Cela correspond à une vision du futur où les grands enjeux de société seront résolus grâce à la croissance, au progrès technique et à une plus forte domination sur le vivant. Cette vision se matérialise dans les politiques de promotion de «l’école numérique», qui s’accompagnent de budgets faramineux pour doter les classes d’outils tels que des tablettes. Ces mesures sont trop souvent présentées comme une évidence visant à préparer les élèves au «monde de demain», loin des débats sur l’empreinte écologique d’objets gourmands en énergie qu’il faudra remplacer, une fois leur obsolescence programmée atteinte, sur les conditions de travail inhumaines dans les mines d’où proviennent les minerais qui les composent et encore moins sur les conséquences sociales d’une numérisation forcée de tous les aspects de notre existence.

Reproduction des inégalités

Malgré la mondialisation des flux financiers et commerciaux, les politiques éducatives semblent ainsi ignorer les conséquences sociales et environnementales globales de la société de l’opulence. Il est par exemple évident que l’institution scolaire, dès sa création, a grandement participé à la reproduction des inégalités et que les quelques améliorations obtenues durant la seconde moitié du XXe siècle s’effacent depuis deux décennies. Cela ne constitue pas une surprise dans une société soumise au pouvoir de l’aristocratie financière qui valorise l’accumulation de possessions matérielles destinées à satisfaire des besoins superflus et à se distinguer des classes sociales inférieures. Le parcours scolaire devient ainsi de plus en plus compétitif, puisque la rigidification des critères de promotion et de sélection se fait sur des principes méritocratiques forcément inégalitaires.

La réforme vaudoise de 2013 illustre parfaitement cette tendance. En réduisant le nombre de niveaux de trois à deux pour les dernières années de l’école obligatoire, ce qui était sans doute un compromis politique, a abouti à la création de deux catégories d’êtres humains. D’une part la masse de futurs travailleurs obéissants qui doivent acquérir un certain nombre de «compétences de base» leur permettant d’intégrer de manière flexible des fonctions professionnelles toujours plus dépourvues de sens et précarisées par la robotisation; d’autre part une élite politique et économique qui bénéficiera des outils intellectuels et des réseaux nécessaires pour capter les richesses produites par les masses dans des proportions indécentes.

Face au rouleau compresseur de l’idéologie hypermoderne qui nourrit ce système économique profondément injuste et influence les politiques éducatives, de plus en plus de parents choisissent de sortir leurs enfants de l’école publique pour les placer en école privée «traditionnelle» ou «alternative» ou encore, mais dans une moindre mesure, pour pratiquer l’instruction en famille. Si Ivan Illich comme Michel Foucault ont bien montré le caractère aliénant et déresponsabilisant de l’institution scolaire, ces choix présentent toutefois le risque d’affaiblir encore un peu plus la cohésion sociale et d’abandonner les enfants restants – a priori issus des classes populaires –  à un système de pensée qui réduit l’identité à une étiquette professionnelle, voire à un ensemble de données récoltées par les géants du numérique. Or il est de plus en plus urgent de proposer un autre modèle d’être humain et d’organisation sociale auquel puissent ­adhérer une part substantielle de la population.

Si la posture idéaliste pousse à opter pour «une société sans école», une approche plus pragmatique pourrait consister à défendre un système scolaire décentralisé et égalitariste. Face à l’imposture productiviste, l’apprentissage d’une citoyenneté critique semble être une voie intéressante pour dépasser une idéologie à bout de souffle. Aux antipodes d’une école numérique, méritocratique et aliénante, la conception émancipatrice de l’éducation privilégie le projet collectif au nombrilisme individualiste, afin de construire et reconstruire les mobilisations nécessaires pour faire face aux grands défis environnementaux et sociaux du XXIe siècle. Plutôt que le développement par les futures ressources humaines de compétences utiles à une économie de croissance, l’horizon de pensée serait alors l’apprentissage d’outils tels que la pensée critique, la pensée complexe, la prospective, la pensée transformative, l’éthique et le passage à l’action, dans un contexte collaboratif et convivial, ancré dans les communautés locales.

Article paru dans Moins!, journal romand d’écologie politique, n°42, septembre 2019.

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