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L’économie mainstream faite école

Depuis la crise de 2008, nombre d’universitaires appellent à ouvrir au pluralisme l’enseignement de l’économie. En aval, les plans d’études et les manuels de l’enseignement post-obligatoire restent intoxiqués à l’économie mainstream et à la «durabilité faible», un boulet pour l’éducation au développement durable. Analyse.
L’économie mainstream faite école
Pierre Kohler: «Les plans d’études mettent l’accent sur des notions chères à l’économie mainstream: échange marchand, formation des prix, concurrence.»; Cours d’économie de troisième année au gymnase de Soleure, 2018. KEYSTONE
Education

L’éducation au développement durable (EDD) est un projet pédagogique à visée émancipatrice, censé stimuler la pensée critique et le passage à l’action nécessaire pour rendre nos sociétés plus justes et durables. Partie intégrante de l’objectif d’un développement durable adopté par la communauté internationale il y a plus de trente ans, ce projet a depuis peu investi les gymnases et écoles professionnelles de la Suisse.

Les débats autour du développement durable sont traversés par des questions scientifiques et éthiques, ainsi que par de puissants rapports de forces politiques et économiques. Ces derniers ne sont pas sans conséquence pour l’EDD en général et affectent en particulier l’enseignement de la discipline ­économique.

En effet, s’il est indéniable que le fonctionnement de l’économie suisse et mondiale n’est pas durable, et que des changements sont indispensables, la question reste ouverte de savoir lesquels: que faire face à l’urgence climatique, aux inégalités, aux crises financières? Or le culte productiviste de la croissance et l’infusion de la pensée néolibérale dans nos sociétés ont investi les experts économiques et autres comptables d’un crédit sans précédent pour répondre à ces questions. La parole des scientifiques et des éthiciens n’atteignant que rarement l’oreille des gouvernants, la maîtrise du discours économique est devenue un enjeu de pouvoir pour le contrôle de l’imaginaire social et de l’(in)action politique.

Accompagnant la montée en puissance de la profession économique dans la société, le monde de l’économie a œuvré à augmenter la masse d’experts formés à son image et habilités à prendre la parole. Aux Etats-Unis, le poids croissant du financement privé des grandes universités dès les années 1970 aura été la meilleure arme pour noyer dans la masse un pluralisme critique qui dérange, au profit du gonflement d’un courant mainstream devenu hégémonique, créant des émules à travers les universités ­occidentales.1>Ainsi, en Suisse, l’Université de Lucerne annonçait en janvier dernier la création d’un Institut de politique économique suisse. Financé le richissime M. Schindler, il sera dirigé par un cadre sortant de la NZZ, avec pour objectif déclaré de «mieux informer la population au sujet des politiques économiques»; C. Bernet, «Prominente Köpfe gründen Institut für Schweizer Wirtschafspolitik an der Universität Luzern», Luzerner Zeitung, 22 janvier 2021.

Des biais conservateurs

Le monde de l’enseignement post-obligatoire se présente volontiers comme un espace neutre, à distance des querelles politiques et doctrinales, un espace de liberté pédagogique, au service du projet de l’EDD à construire avec les gymnasiens et les apprentis. C’est vite oublier les injonctions hiérarchiques et les réalités matérielles qui conditionnent les réflexions et les pratiques concrètes des enseignants d’économie.2>Selon un mémoire de l’auteur à la HEP-Vaud (2020), intitulé «La didactique de l’économie et ses acteurs face au développement durable: tensions, perspectives et inertie». En effet, les biais conservateurs des institutions helvétiques, s’ajoutant au poids de la chaîne curriculaire (plans d’études, ressources didactiques) qui relie cet enseignement à des «savoirs de référence» mainstream, enferment celui-ci dans la perspective dite de la «durabilité faible».3>Cette perspective est ancrée dans l’hypothèse néoclassique de la substituabilité parfaite des capitaux (industriel, naturel, etc.) qui nourrit le fantasme d’un progrès technologique illimité menant à une croissance économique infinie, libérée de toute empreinte écologique, qui légitimerait le modèle capitalo-consumériste. Par opposition, la perspective de la «durabilité forte» prend au sérieux les contraintes physiques et techniques qui s’imposent à l’économie et appelle à organiser sa décroissance pour amorcer une transition juste et écologique.

• Plans d’études: une faible intégration du développement durable. La formation professionnelle est uniformisée à travers le pays. Ses plans d’études cadres sont définis au niveau fédéral à travers un processus qui implique fortement les associations professionnelles et patronales. Les plans d’études cadres de la voie générale sont adoptés au niveau intercantonal par la Conférence suisse des directeurs cantonaux de l’instruction publique (CDIP). Ces plans mettent l’accent sur des notions chères à l’économie mainstream: échange marchand, formation des prix, concurrence, etc. L’étude des conditions matérielles de la production et de la distribution des richesses, qui sont au cœur de préoccupations d’autres courants de pensée économique, reste négligée.

A l’heure de l’EDD, la notion de «développement durable» apparaît certes dans les plans d’études cantonaux de certaines filières, mais le terme «environnement» reste rare. Et, bien que les «inégalités» et la «redistribution» soient des questions centrales de la discipline économique et que l’«équité» sociale soit l’un des trois piliers du développement durable, aucune de ces expressions n’apparaît jamais dans les plans d’études. Un tel tabou peut-il favoriser une pensée critique mise en avant dans l’EDD?

• Ressources didactiques: l’hégémonie de l’économie mainstream et de la durabilité faible. En Suisse romande, la production des ressources didactiques pour la voie professionnelle est principalement assurée par la Commission romande d’évaluation des moyens d’enseignement (CREME). Comme le dévoile la couverture d’un des premiers manuels d’économie qui atterrit dans les mains des apprentis (voir l’illustration), cette discipline leur est contée à travers la bouche d’un patron de PME: l’apprenti travaille vaillamment et est spolié par l’Etat, qui gaspille. L’arbre dont est faite la planche qu’il découpe, l’exploitation qui le fait suer pour 600 francs par mois et le profit du patron restent tous hors champ…

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Couverture d’un manuel d’économie destiné aux apprentis en première année (Economie et Société, 2019. CREME). DR

 

Dans la voie générale, la production de ressources didactiques n’est pas réglementée. Dans ce contexte, certains acteurs qui n’ont pas l’éducation pour mission première, mais qui ont les poches profondes, s’invitent dans la danse. Financé avec l’argent public de la Banque nationale suisse, Iconomix, un programme de formation et des outils didactiques largement utilisés dans toute la Suisse par les enseignant·e·s d’économie du post-obligatoire, est piloté par le département de recherche néoclassique de la BNS: la crème du mainstream. Dans sa charte, Iconomix déclare fournir «un contenu éducatif qui s’inspire des manuels d’économie internationale mo-dernes (économie mainstream)», et affirme que ce contenu est «équilibré, diversifié et idéologiquement neutre». Naïveté ou publicité mensongère?

Un exemple parmi d’autres illustre la nature tendancieuse de cette offre gratuite et alléchante, disponible en ligne et en quatre langues: l’enseignement de la monnaie, domaine d’excellence de la BNS. Suite au sauvetage d’UBS et au naufrage intellectuel d’un gigantesque pan de l’économie mainstream, Iconomix avait été contraint de consacrer un module à «la crise de 2008». Une décennie plus tard, aucune leçon n’a pourtant été tirée de ces évènements: misant sur l’amnésie des jeunes générations, le module a été prématurément archivé, et Iconomix propage toujours la théorie quantitative de la monnaie et ses variantes, scientifiquement archi-caduques, mais nécessaires pour légitimer la politique de ciblage de l’inflation et un agenda monétariste politiquement conservateur.4>P. Kohler, «Pourquoi la BNS propage la théorie monétariste dans les écoles», Le Temps, 2 février 2021.

Sur la question de la finalité de l’économie, le parti pris des manuels et d’Iconomix en particulier est résolu. Ses modules «Commerce et division du travail» ou «Croissance et développement» présentent la libéralisation et la croissance débridées à la fois comme un impératif et une solution à tous les maux sociaux et environnementaux. De quoi «s’interroger sur la légitimité qu’a une banque centrale à produire des ressources d’enseignement», comme le soulignait récemment Daniel Curnier, docteur en sciences de l’environnement.5>D. Curnier, «La BNS endoctrine vos enfants», Le Temps, 8 octobre 2020.

Autre acteur, Education21 intervient depuis peu au post-obligatoire. Etabli par la Conférence suisse des directeurs cantonaux de l’instruction publique pour promouvoir l’EDD, il concilie les intérêts politiques de tous bords. Conséquence: le matériel didactique pour l’économie s’inscrit dans une perspective de durabilité faible, reposant uniquement sur l’action individuelle et vertueuse du consommateur (éco-gestes, etc.), politiquement consensuelle.

A côté de ces acteurs institutionnels qui donnent le ton, certains enseignants-auteurs produisent également des manuels, qui se nourrissent des mêmes savoirs de référence et véhiculent le même grand récit. Les enseignants ayant eux-mêmes pour principal bagage intellectuel une formation universitaire mainstream pauvre en apports théorique critiques, ils sont mal outillés pour pallier cette carence. De fait, l’hégémonie de l’économie mainstream représente un obstacle structurel pour l’EDD.

La «croissance verte» pour seul horizon

Dans le sillage de la crise financière, des étudiant·e·s refusaient de s’asseoir sur les bancs de l’université pour écouter un catéchisme économique rendu caduc par les évènements qui se déroulaient sous leurs propres yeux. Leur revendication: l’ouverture de l’enseignement à un pluralisme critique incluant les courants de pensée post-keynésien, marxiste, féministe ou encore écologique.6>M. Sturzenegger, «Nun wird Marx an der Uni Zürich gelehrt», Tagesanzeiger, 28 mai 2018.

Au même moment, un article d’une revue pédagogique romande titrait «Des élèves qui comprennent la crise économique: une utopie?»7>Y. Péguiron, Prismes. 11: 19-23, 2009.. Préconisant un enseignement plus précoce de l’économie à l’école, et insistant sur l’importance de l’apprentissage des «lois économiques fondamentales», des «mécanismes économiques basiques», etc.; son auteur omettait de questionner l’origine et la validité des apports théoriques qui structurent l’enseignement post-obligatoire.

Conséquences de cette réflexion tronquée: une décennie plus tard, Iconomix propage toujours un monétarisme conservateur, et la théorie quantitative de la monnaie reste présente dans tous les manuels. Les chapitres consacrés aux dégâts environnementaux de la croissance proposent pour seul horizon la «croissance verte», alors que la majorité des scientifiques souligne son impossibilité physique et technique et que la jeunesse fait la grève du climat. Et l’omerta sur les inégalités économiques persiste toujours.

En vue de promouvoir (une éducation à) un développement durable, il serait temps d’élaguer les manuels d’économie mainstream pour mieux les ouvrir au pluralisme de cette discipline.8>Plusieurs pistes sont à explorer. Cf. billet de l’auteur sur le site Rethinking Economics Switzerland: www.swissrethinkeconomics.org/post/economic-pluralism-swiss-further-ed

Pierre Kohler est docteur en économie et enseignant.

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