Chroniques

Au voleur

Mauvais genre

«Ici, tout disparaît très rapidement.» Nous sommes à Arcos de la Frontera, petite ville d’Andalousie; et c’est une parole d’hôtelier. J’avais quitté l’établissement, après avoir commandé un taxi pour sortir de ce lacis de ruelles étroites et tortueuses. Au bas de la colline, je reprends ma valise, et m’aperçois que mon sac à dos n’est pas à côté d’elle. Je l’avais déposé sur un muret, devant l’hôtel. Je l’y ai peut-être oublié, après avoir chargé les autres bagages dans le coffre; ou il avait déjà disparu pendant que j’attendais, déambulant à droite et à gauche, inattentif.

Il contenait bien des choses, dont je fais l’inventaire en pensée: un dossier rempli de papiers divers, dont quelques pages manuscrites d’un écrit en cours; le livre que j’avais prévu de lire pendant ces vacances; différents objets pour la vie de tous les jours; mais aussi 300 francs suisses, 250 euros, et surtout des cartes, dont celle de Postfinance et le «Swisspass» des CFF; mes clés d’appartement; mon passeport…

Moment de vertige; puis d’exaspération contre moi, contre cette pauvre tête qui depuis quelque temps a trop d’absences. Une petite crise de larmes qui signe mon impuissance. Et un retour au pas de course à l’hôtel, avec l’espoir insensé de retrouver sur le muret ce sac laissé trop bien en vue. Mais «ici tout disparaît très rapidement». Sauf les sentiments qu’une telle disparition peut générer.

Je suis accablé, pour les conséquences que cela aura, non seulement sur moi mais sur mon compagnon: je songe à ce passeport, indispensable si l’on veut pouvoir reprendre l’avion; à toutes les démarches qui nous feront perdre du temps, qui modifieront notre programme. Je voudrais hurler un appel à l’aide; et regrette de ne pas être croyant, de ne pouvoir me tourner vers un Dieu secourable. L’instant d’après, je m’en félicite: je ne supporterais pas l’idée d’une divinité «ramène-moi-mes-clés», qu’on sonne et qui répond, 24 heures sur 24 à votre écoute – un «Uber Rucksack» ubiquiste pour cas désespérés.

Mais si je n’ai pas cette foi-là, je dois en avoir une autre: en l’homme. Même après avoir quitté Arcos, roulant vers une autre destination, je n’arrive pas à perdre tout espoir. J’ai toujours mon téléphone; l’hôtel en a le numéro; j’attends un appel. Je me dis que le voleur ou la voleuse n’aura gardé que ce qui pouvait l’intéresser; qu’on retrouvera peut-être mon sac avec en lui l’essentiel: passeport, clés… Je n’ose en imaginer davantage. Mais cette confiance irraisonnée se voit justifiée: trois heures plus tard, mon téléphone sonne; on a retrouvé le sac dans une cour en contrebas de l’hôtel. Il ne serait pas vide.

Et de fait, à mon retour le lendemain, je constate que seuls manquent les billets de banque. Mon escamoteur a même eu la délicate attention, en prélevant le portefeuille, d’en retirer les cartes pour les mettre dans une poche latérale. Il n’a opéré qu’une ponction très sélective, et je lui en sais un gré infini. Je lui prête volontiers le besoin urgent d’une somme qui n’est pas vitale pour moi; j’apprécie qu’il ne se soit pas comporté comme un vandale. Pour un peu, je placarderais un mot de remerciement sur le fameux muret.

Et en repartant, cette fois le cœur léger, je repense à toutes les fois où, dans ma vie, j’ai eu de la chance. D’autres pertes, vite réparées. Ces épisodes dans le passé où mon existence a paru basculer, avant que toute inquiétude ne soit dissipée. Je me demande ce qui me vaut d’avoir été épargné. Et pourquoi certains, jusque parmi mes proches, ont subi la rudesse du sort, parfois de manière répétée, en une succession de coups qui ont fini par les abattre. Si ce n’est que hasard, quel jeu de probabilités me vaut-il de ne pas être définitivement affecté? Et si c’est une puissance supérieure qui préside à la répartition des bonheurs ou malheurs, pourquoi se montrerait-elle bénigne envers moi, qui ne crois pas en elle, qui ne lui voue aucun culte, qui la regarderais même d’un sale œil en la trouvant souvent fort injuste?

Parce que je n’ai pas foi en Dieu mais en l’homme, j’essaie au moins de ne pas démériter. Depuis des années, j’ai pris l’habitude, quand je suis dans une ville étrangère, de m’acquitter d’une taxe que je m’impose à moi-même. J’ai la chance de pouvoir dormir dans une chambre d’hôtel, souvent plus coquette que bien des logements locaux, quand d’autres se voient contraints de passer la nuit à la rue. A ceux-là, je distribue une certaine somme que je me suis plus ou moins fixée, variable selon les pays. Elle est très loin d’atteindre le montant qui m’a été soustrait à Arcos. Je suis donc reconnaissant à mon voleur de m’avoir mis en face de la modicité de mes dons. Dans la poche arrière de mon pantalon, un porte-monnaie ne m’a pas quitté; il s’ouvrira plus volontiers à Grenade, où la misère est là, à chaque coin de rue. Grâces soient rendues au voleur qui m’a aidé à garder aussi plus ouverts mes deux yeux: sur mes biens, et sur ceux qui n’en ont pas ou si peu.

* Ecrivain

Opinions Chroniques Guy Poitry

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lundi 8 janvier 2018

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