Chroniques

Une histoire de la consommation (engagée)

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L’autre jour dans le métro, l’inscription sur le sac d’une femme m’a interpellée. La marque H&M y déclarait: «Il n’y a qu’une règle dans la mode: recycle tes vêtements.» Ce sac s’inscrit dans une politique de «conscience» et de «durabilité» de la marque suédoise. Cette dernière affirme même sur son site son engagement en faveur d’un traitement respectueux des 1,6 million d’ouvriers/ères qui fabriquent ses vêtements. Pourtant quelques jours plus tôt, Public Eye m’envoyait un message expliquant que les employé-e-s des fournisseurs de H&M ne reçoivent pas le salaire vital. Il serait toutefois injuste de pointer cette firme en particulier puisque de manière générale l’«engagement durable» ou «éthique» est devenu pour beaucoup un argument marketing plus qu’une réelle démarche. Peu importe que les employé-e-s subissent des conditions de travail (très) mauvaises et parfois dramatiques, que le transport des biens soit extrêmement polluant, les entreprises prétendent adopter des démarches vertueuses et/ou produisent des injonctions dans ce sens à destination du public, comme si ces discours étaient totalement déconnectés de la ­réalité des conditions de production.

A deux périodes distinctes, la transformation des modes de production et ses effets sur le public en termes de pratiques et de moyens de consommer ont suscité des mobilisations d’une certaine ampleur. D’abord, à la fin du XIXe siècle, en Europe, les «Ligues sociales d’acheteurs» principalement animées par des femmes de la bourgeoisie cherchent à développer chez leurs semblables un sentiment de responsabilité quant aux conditions de travail dans le but de les améliorer. Elles encouragent les client-e-s à adopter des bonnes pratiques comme éviter de faire ses achats à la dernière minute. Elles exhortent à commander les travaux de couture en été quand les ouvrières sont moins occupées et, de manière générale, à se soucier des travailleuses/eurs dans les choix de consommation. Elles réalisent des enquêtes sur les conditions de travail à partir desquelles elles dressent des listes blanches d’entreprises qui traitent convenablement leur personnel. Ces femmes prétendent par leur démarche assumer une responsabilité de consommatrice, tout en affirmant l’existence d’un pouvoir des acheteuses sur le commerce et le monde du travail. Elles cherchent à modifier les comportements des patron-ne-s en exerçant une pression. Elles inventent ainsi un mode d’action que nous retrouvons aujourd’hui dans les campagnes de boycott ou de Public Eye.

Dans la deuxième moitié du XXe siècle, les pays occidentaux entrent dans une ère de consommation de masse. Des produits fabriqués en série pour un coût modeste inondent les marchés et la publicité les présente comme incontournables. Les pratiques de consommation changent radicalement parce que les ménages disposent de plus d’argent que nécessaire pour assurer leurs besoins fondamentaux.

Cette période voit émerger la figure du consommateur/trice vigilant-e capable de choisir en toute conscience le «meilleur produit» en réaction à la manipulation et à l’aliénation des client-e-s engendrées par la transformation radicale des modes de consommation de l’époque. La consommation vigilante s’inscrit aussi dans une vision dépolitisée: il ne s’agit pas de se positionner contre une lame de fond idéologique qui pousse à acheter à outrance, mais de mieux sélectionner les produits. Ce mécanisme a permis de renseigner le public sur les biens disponibles, leur composition et leur provenance, dans l’idée de lui permettre de faire des choix éclairés. Mais il fait aussi l’objet d’une récupération par les compagnies qui affirment adopter des démarches vertueuses et sociales vis-à-vis de leur personnel ou écologiques et les transforment en arguments publicitaires, sans véritablement fournir des garanties et surtout en ne changeant pas vraiment leurs pratiques. Elles vont même jusqu’à créer de nouveaux marchés à partir de ces désirs de consommation engagée. Ces entreprises se permettent même de dicter des bons réflexes au public afin que celui-ci à son tour adopte des pratiques vertueuses, comme H&M qui incite sa clientèle à recycler ses vêtements… La marque cherche ainsi à convaincre que la démarche est écologique (je recycle mes vêtements) alors qu’elle aimerait surtout vendre une nouvelle pièce dont les conditions de production et d’acheminement ne sont ni écologiques ni éthiques. Face au consommateur/trice vigilant-e, le capitalisme s’adapte, il intègre la critique pour en faire un argument publicitaire.

Notre chroniqueuse est historienne.

Opinions Chroniques Alix Heiniger

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lundi 15 janvier 2018

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