Contrechamp

«Réformer l’Etat haïtien»

«Au lieu de demander la démission du président Jovenel Moïse, il faudrait mettre la pression pour qu’il prépare les élections.» Ancien haut fonctionnaire haïtien, actuel responsable de l’Initiative de la société civile, Rosny Desroches livre son analyse de la crise sociopolitique que vit le pays, lors d’un entretien sur place avec Joëlle Herren de l’EPER.
«Réformer l’Etat haïtien»
Dans les régions enclavées de la Grand’Anse, l’EPER travaille avec les communauté rurales à la réfection de routes selon une approche participative. EPER/SABINE BURI
Haïti

Pour l’universitaire haïtien Rosny Desroches**, la démission du président Jovenel Moïse, telle qu’exigée par le mouvement de contestation actif depuis plusieurs mois dans les principales villes haïtiennes, ne résoudra pas la nouvelle crise et le blocages que traverse le pays. L’actuel directeur exécutif de l’Initiative de la société civile (groupement d’organisations, d’associations et d’institutions appartenant à différents secteurs de la société civile haïtienne) pointe au rang des problèmes endémiques le clivage social – la société haïtienne étant l’une des plus inégalitaires au monde – et la non application des lois. Ainsi seul un renforcement de la cohésion nationale est à même, selon lui, de venir à bout des dysfonctionnements économique et politique du pays.

Haïti est à nouveau dans le marasme politique… comme d’habitude? Ou est-ce différent aujourd’hui?

Rosny Desroches: Les manifestations ont en effet pris une tournure qu’on ne connaissait pas encore en Haïti. Avec «Peyi lòk» (le pays verrouillé), tout le système est bloqué. Cela entraîne déjà de gros problèmes pour les malades nécessitant des soins, les femmes enceintes, les écoliers et les professeurs en raison de la fermeture des écoles. Cela va générer d’énormes problèmes économiques. La croissance prévue cette année était déjà très basse – 0,1% –, elle sera indéniablement négative.

Que demandent les manifestant-e-s?

Ils demandent la démission du président Jovenel Moïse, actuellement à mi-mandat. Son manque d’expérience politique et ses promesses non tenues, comme la mise à disposition d’électricité 24h/24, ont rapidement détruit sa crédibilité. Mais il a aussi hérité d’une situation difficile, économiquement d’abord. Depuis le tremblement de terre de 2010 et le cyclone Matthew de 2016, le pays n’a tenu que grâce aux injections massives de la communauté internationale. Il y a aussi eu l’accord Petrocaribe signé avec le Venezuela, qui fournissait à Haïti de l’essence avec la possibilité de garder 60% du montant de la vente sous forme de prêt pour des projets de développement. Au niveau politique, le président Moïse n’est pas aimé d’une bonne partie de la classe moyenne et de la gauche, qui lui reprochent d’être l’héritier de Michel Martelly – considéré par ces catégories sociales comme manquant de respectabilité, d’intégrité et soutenu par la classe possédante.

Qu’est-ce qui a mis le feu aux poudres?

Il y a un gros mécontentement de la population face à la hausse de l’inflation et l’énorme baisse du pouvoir d’achat, tant de la part des masses populaires que de la classe moyenne. Jovenel Moïse s’est par ailleurs attaqué à des gens puissants qui détenaient des monopoles et bénéficiaient de privilèges et de contrats juteux, comme la fourniture de l’électricité ou la construction des routes. Ceux-ci se vengent en s’associant à ceux qui demandent des comptes sur la mauvaise utilisation des fonds Petrocaribe et en accusant le président de tous les maux.

La révolte haïtienne s’inscrit-elle dans la mouvance des actuelles révolutions de la rue à Santiago, Bagdad, Alger, Beyrouth, Hong Kong ou Khartoum?

Je ne sais pas s’il y a un lien entre l’Irak, le Chili, Haïti et même les Gilets jaunes en France, mais il semblerait que toutes ces crises soient menées par les perdants de la mondialisation. Le manque d’outils professionnels et sociaux de toute une frange de la population introduit des déséquilibres aussi bien à l’extérieur qu’à l’intérieur des pays. En Haïti, la corruption est le facteur déclencheur. La contrebande empêche de taxer 400 millions de dollars à la frontière. De plus, l’économie contrôle la politique. Ce sont les grandes entreprises et non les partis, trop faibles, qui financent les campagnes politiques. Ceux qui arrivent au pouvoir leur sont redevables. L’Initiative de la société civile, à laquelle je participe, organise bientôt une conférence intitulée «Entreprenariat et politique, un ménage à deux pour le meilleur… ou pour le pire.» C’est un phénomène mondial que l’on retrouve aussi en France ou en Grande-Bretagne.

Qu’est-ce qui pourrait permettre à Haïti de s’en sortir?

Nous avons en Haïti un gros problème de cohésion. Quel lien y a-t-il entre une marchande qui vend des mangues au bord de la route et une grande dame au volant de son 4×4? Nous sommes le deuxième pays le plus inégalitaire au monde, après l’Afrique du sud. Les gens n’ont pas le sentiment d’appartenir au même monde. Celui qui a de l’argent sait qu’il peut toujours avoir gain de cause même s’il est en dehors de la loi. Celui qui n’en a pas se sent victime du système et n’hésite pas à tricher pour survivre. Il y a par ailleurs deux cultures économiques différentes. Celle liée aux sociétés occidentales qui accumule, investit, entretient le savoir. Celle, proche de la mentalité africaine, qui partage, est propriétaire collectivement, n’amène pas de richesse et encourage la dépendance à la famille. Une harmonisation de ces deux échelles de valeurs serait nécessaire pour renforcer la cohésion nationale et permettre un plus grand partage des richesses et une meilleure obéissance aux lois.

Quand on entend parler d’Haïti, c’est souvent pour dénoncer une série de scandales liés aux présidents…

Culturellement, la population haïtienne n’est pas très favorable aux élections mais elle est encline à renverser des présidents. En faisant abstraction des présidents provisoires, j’ai recensé 37 présidents entre Dessalines, en 1804 à l’Indépendance d’Haïti, et Martelly, en 2017. Vingt-six ont été renversés. Sur les onze restants, seuls trois ont pu terminer leur mandat et organiser des élections! Le schéma de notre culture politique est ainsi fait: on renverse le gouvernement et on installe un gouvernement provisoire favorable à l’opposition. C’est une lutte de pouvoir permanente; il n’est pas concevable que la personne au pouvoir organise les élections.

Comment installer une démocratie qui fonctionne?

Un gros travail d’éducation civique et politique reste à faire, en plus d’un renforcement des partis politiques. Sans compter qu’en Haïti, l’arme la plus efficace contre un adversaire politique est de détruire l’économie pour le rendre responsable de tout ce qui se passe. Au lieu de demander la démission du président Jovenel Moïse, il faudrait mettre la pression pour qu’il fasse de bonnes choses et qu’il prépare les élections. Comme il est déjà affaibli, des élections anticipées en 2020 pourraient être une solution. Il serait préférable d’écourter un mandat pour pouvoir laisser parler les urnes. C’est à ce seul titre que le prochain président aura une légitimité. Mais ici, les gens attendent le «Messie» et préfèrent rendre responsable un homme de tous les maux.

Et la société civile? Comment se positionne-t-elle face à ces mobilisations?

La société civile est malheureusement très divisée. Ce que je viens de relever ne représente pas l’opinion majoritaire. Tout est pris de manière très émotionnelle: «il faut tout bazarder».

Un projet de réforme de l’Etat 2018-2023 est en cours pour déléguer le pouvoir du centre vers la périphérie. C’est la première fois qu’un projet de Réforme implique la société civile pour son élaboration et son exécution. J’ai été invité avec d’autres représentants de la société civile à aider à la conception de la réforme et à faire partie d’une commission sur la décentralisation. La Constitution de 1987 prévoyait déjà de donner plus d’autonomie aux mairies, mais cela n’a jamais été appliqué car les compétences ont été transférées, mais pas les ressources. Il est important d’obtenir un consensus sur ce que l’on veut décentraliser. Nous sommes donc en train d’y travailler pour éviter de brûler les étapes. L’ambassade suisse nous soutient beaucoup dans ces démarches dans le département du Sud et dans la Grand’Anse. Et je reviens du Maroc où un tel processus de régionalisation, entamé en 2011, est bien avancé.

On dit que 60% des Haïtien-ne-s vivent avec moins de deux dollars par jour. Qu’est-ce qui empêche Haïti de sortir de l’extrême pauvreté?

C’est d’abord le manque d’éducation. L’éducation livresque et trop orientée vers les humanités, telle que pratiquée ici, ne répond pas aux besoins de développement. La réforme Bernard, dans les années 1970, avait introduit le créole et l’initiation à la technologie et aux activités productrices. Le premier a bien pris, pas la seconde. Nos usines emploient des Dominicains et des Philippins pour les tâches techniques car nous ne disposons pas suffisamment de formation dans ce domaine. Notre politique publique, qui favorise les importations plutôt que la production locale, est un oreiller de paresse. Pour changer, il faudrait améliorer la coopération entre le gouvernement et les entrepreneurs.

Haïti peut-elle s’en sortir seule ou a-t-elle besoin d’aide extérieure?

L’aide extérieure est toujours nécessaire mais il ne faut pas que ce soit juste de l’assistance. Actuellement, elle agit comme substitut de l’effort national en matière de santé et d’éducation. Le pays aurait plutôt besoin d’un soutien qui prépare à plus d’investissement, de production, et qui aide à réformer l’Etat. Si l’on sait ce qu’on veut et qu’on sait bien négocier, on peut obtenir ce qu’on veut. Mais si l’on est juste intéressé à l’argent, ça ne joue pas car l’aide internationale n’est jamais désintéressée.

Vos enfants et petits-enfants sont-ils inquiets pour le futur? Songent-ils quitter le pays?

C’est une période particulièrement éprouvante. Mes enfants ont fait des études en Suisse et c’est maintenant au tour de mes petits-enfants. Je les ai toujours encouragés à revenir. Ils ont beaucoup de questionnements actuellement. Tous les jeunes formés veulent leur place au soleil. Mais en Haïti, c’est pénible car on ne voit pas de solution, pas de leader prometteur. Je pense toutefois que ce sont des crises de croissance. La mentalité «Chwal leta se chwal papa» (le cheval de l’Etat, c’est le cheval de mon papa) ou «Vole leta se pa vole» (Voler l’Etat ce n’est pas voler) a fait son temps. Les révoltes actuelles démontrent qu’il y a une réelle prise de conscience que la corruption nous affecte tous, qu’elle n’est plus tolérable et qu’il faut lutter contre. Les prochains présidents ne pourront plus faire comme autrefois. Avec la dictature Duvalier, le peuple était soumis; maintenant, c’est l’inverse, c’est le président qui est devenu la victime expiatoire. Nous avons besoin d’un rééquilibrage et de respect pour la fonction de président. Grâce à la société civile – qui n’existait pratiquement pas il y a vingt ans –, le peuple s’intéresse aux finances publiques alors que personne n’en parlait il y a six ans. Il y a un éveil de la population, c’est bon signe. Cela va prendre du temps, car un Etat ne peut changer que lorsque sa population évolue dans sa connaissance ou développe sa conscience. Mais je ne me décourage pas, bien que je sache que je ne verrai pas le jour où Haïti trouvera sa voie.

* Responsable médias à l’Entraide protestante suisse (EPER) de retour d’Haïti. L’EPER est active en Haïti dans l’aide au développement des communautés rurales et dans l’aide d’urgence en cas de catastrophes naturelles.

** Licencié en philosophie (Haïti) et en lettres et théologie (Genève), Rosny Desroches a occupé en Haïti plusieurs fonctions à responsabilité dans l’enseignement – il a été ministre de l’Education nationale. Il est actuellement directeur exécutif de l’Initiative de la société civile et membre du comité de pilotage de l’Observatoire citoyen pour l’institutionnalisation de la démocratie. Auteur de Pas de développement sans cohésion nationale, à paraître en 2020.

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