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De la fonction sociale des squats

Depuis le démantèlement de la scène squat dans les années 2000, le sujet ne mobilise plus l’intérêt citoyen. Pourtant la fonction sociale naguère assurée par les squats demande toujours à être remplie. Ce jeudi à Uni Bastions, des regards croisés viendront éclairer la question lors d’une conférence organisée par Jet d’Encre.
Genève

Zones truffées de personnes peu fréquentables, défi inacceptable lancé à l’ordre public ou véhicules d’illégalité et de marginalité: affirmer que les squats jouissent d’une mauvaise réputation dans notre système de représentations serait un euphémisme.

Il semble difficile, voire impossible, d’imaginer que la ville bien rangée de Genève était une des capitales européennes du squat. Certaines estimations font état de pas moins de 160 lieux occupés dans les années 1990: artistes et artisans, cantines et bars autogérés, espaces de création et salles de concert se côtoyaient alors, disséminés sur tout le canton – disant ensemble leur refus de la spéculation immobilière et du droit absolu de propriété pour leur préférer le mouvement, la création et l’hospitalité.

Depuis cet âge d’or, la scène squat genevoise s’est considérablement appauvrie. Le 23 juillet 2007 marqua symboliquement, avec l’évacuation du Rhino et la chute de la corne rouge, le démantèlement radical de ces lieux de vie. Les dérives qui pouvaient parfois y être observées – toxicomanie, alcoolisme, violences, etc. – imprégnèrent le débat public sans qu’il ne soit réellement analysé qui, des squats ou de la société dans son ensemble, en était la cause.

Douze ans se sont écoulés depuis et, hormis le sursaut qu’a constitué l’occupation de Porteous en 2018, la question des squats ne suscite presque plus d’intérêt citoyen. S’il semble pourtant indispensable de la revigorer, c’est parce que la disparition des squats n’a pas eu pour seul impact de déloger des personnes de leur habitation. Avec ce démantèlement, ce sont aussi d’autres manières de vivre et de faire qui se sont évanouies – dont on ressent le manque aujourd’hui, et dont notre société a cruellement besoin.

Car les squats constituaient des lieux de socialisation alternative, qui mêlaient différentes populations et communautés dans le besoin, sans-abris, sans-papiers, migrants, «déviants» en tous genres. Remparts contre la précarité, bastions contre une société hygiéniste, les squats opposaient le lien social et la diversité à l’isolement.

Car les squats mettaient à disposition des espaces et des ateliers qui rendaient la création spontanée et participative; une liberté d’expérimentation qui permettait de s’extraire de la dépendance aux subventionnements, garantissant ainsi une production culturelle non standardisée.

Car les squats constituaient des lieux ressource pour personnes en rupture familiale, professionnelle, sociale; pour celles qui ne correspondaient pas aux normes établies en matière d’identité de genre, de sexe et d’orientation sexuelle.

Car les squats représentaient un lieu de contestation des logements hors de prix et inoccupés: loin de toute logique mercantile, ils fonctionnaient sur un principe d’autogestion et de responsabilité ­communautaire.

Car les squats, enfin, pouvaient être lus comme une réponse symptomatique à ce qui était manquant ou dysfonctionnel dans notre société. Un tel contre-pouvoir, par sa remise en cause incessante de l’autorité, est une saine nécessité démocratique.

Si les squats en tant qu’objet de débat ont quitté le devant de la scène, la fonction sociale qu’ils assuraient demeure indispensable et demande, aujourd’hui encore, à être remplie. Que ce soit dans le milieu de la culture, de la vie communautaire ou du travail social, qu’il s’agisse du besoin de logements abordables, de l’inclusion ou de la vie nocturne.

Une multitude d’indices en témoigne: sur les rives du Rhône en été, la réappropriation libre et gratuite de la ville; dans les revendications du collectif Porteous; dans l’émergence de coopératives, d’écoquartiers, d’épiceries autogérées. On peut y lire en filigrane ce besoin de vivre davantage en communauté, plus proches les un-e-s des autres. Un besoin parfois empoigné par l’Etat désireux d’encadrer le processus, parfois revendiqué de façon insoumise.

La question mérite d’être posée aujourd’hui, de façon à la fois mémorielle et constructive. Rendez-vous le 5 décembre.

Les auteurs sont membres du comité de Jet d’Encre, www.jetdencre.ch

Conférence: «Droit à la ville: quelle fonction sociale pour les squats?», jeudi 5 décembre à 19h, Uni Bastions, salle B111, Genève. Intervenant-e-s, Luca Pattaroni, chercheur; Marie-Hélène Grinevald, ancienne squatteuse; Justine Rochat, comédienne, et Nicole Valiquer, de l’Office cantonal genevois de la Culture et du Sport.

Opinions Agora Charlotte Frossard Victor Santos Rodriguez Genève

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