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Le Courrier L'essentiel, autrement

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Ce n’est pas en nous, c’est entre nous, devant nous

Agora

L’auteur, dramaturge et essayiste alémanique Lukas Bärfuss s’est vu remettre le 2 novembre le prestigieux Prix Georg-Büchner 2019, la plus haute distinction littéraire allemande. Nous publions l’intégralité de son discours de remerciement, au cours duquel il a mis en garde contre l’oubli de la dictature nazie.

Vous avez la liberté de m’accorder aujourd’hui un grand, un très grand honneur et bien que vous puissiez être rassuré-e-s sur la profondeur et la sincérité de ma joie, je dois avouer qu’une partie de moi a pas mal envie de vous gronder. Et ce n’est dû que partiellement à l’excitation qui s’est répandue dans ma vie et dont je n’ai aucune certitude de quand et comment elle s’estompera.

Beaucoup plus grande est l’émotion de me retrouver dans une lignée qui me procure une certaine satisfaction, mais aussi un grand doute quant à savoir si mon œuvre, telle qu’elle existe, a vraiment sa place dans cette lignée-là et à tous ceux et celles qui sont maintenant embarrassé-e-s et espèrent que cette figure de style adaptée à l’occasion, c’est à dire cette modestie exposée ici publiquement, ne franchisse pas la ligne étroite qui conduit à la coquetterie, j’aimerais simplement indiquer que pas un seul des livres et des pièces distingués ne répond à mes propres exigences.

Car à chaque tentative, la vie s’est interposée et m’a empêché d’avoir ce dont j’aurais eu besoin pour atteindre mes objectifs, d’abord du temps, du calme et très souvent, bêtement, de l’argent. Ainsi, l’œuvre existante représente simplement l’extrême possibilité de ce qui était réalisable dans des circonstances défavorables et l’artiste qui m’habite, encore en attente des conditions parfaites qui lui permettront un jour de transformer entièrement ses propres attentes en réalité, se demande, avec modestie ou pas, quel prix alors me restera.

Aussi, je me sens mal à l’aise à l’idée de recevoir ce prix en présence de ma famille et surtout de mes enfants. En tant que père, j’aimerais leur offrir une vison positive et de confiance, alors que mon œuvre est plus largement témoin de l’infamie et de la cruauté humaine et je devrais leur expliquer, bon gré mal gré, ce qui au fond est ici distingué.

Ces dernières décennies, j’ai construit une existence avec, à travers et sur la souffrance, le meurtre et l’assassinat, la torture et le viol. J’ai consacré mes meilleures années à l’étude de la violence, non pas seulement abstraitement et théoriquement, non, j’ai offert une existence à mes personnages, dans le but de transformer cette existence par la suite en une seule souffrance. Chaque personnage qui a suscité mon attention, on doit le plaindre sincèrement. Au public qui m’est favorable, qui partage le particulier de mes intérêts, j’ai largement offert la possibilité d’étudier de près et dans tous les détails les tentatives désespérées de ces créatures pour sortir de leur misère. Souvent, ces calamités ont été mises en scène par quelques-uns des plus grands talents du théâtre. Ils les ont mis en lumière, sans que cela ait porté préjudice ni à la clarté, ni aux réalités de la vie.

Ces scénarios de la douleur, je peux vous en assurer, n’ont pas seulement été suivis de représentations très vivantes, elles les ont précédés. Ainsi, j’ai entendu le bruit qu’Hermann a provoqué en cassant les doigts d’Erika, il résonne encore dans mes oreilles. Et j’ai suivi Dora dans cette chambre d’hôtel et à côté de David, je me suis caché derrière le générateur de secours et j’ai sûrement passé dix fois cent jours dans ce jardin maudit de la maison Amsar. Je suis rentré dans les archives et chaque fois qu’une perversion particulière se dévoilait, j’en ai formé une scène, un chapitre ou un paragraphe, le plus minutieusement possible.

Peu m’a été sacré, je ne peux même pas invoquer la fiction comme excuse. Mon propre frangin, ce pauvre homme, a été mon matériau, ses cendres ont été mon matériau, sa douleur, sa souffrance ont été mon matériau et m’ont servi de substance. J’ai étalé son chagrin en public, j’ai amené le public dans cette salle de bain où il a vécu ses derniers instants, j’ai permis au public de jeter un coup d’œil sur sa misère nue et comme chaque forain, j’ai évidemment demandé à chaque spectateur de payer l’entrée pour voir mes attractions.

C’est pour tout cela que vous me remettez aujourd’hui un acte de nomination et si dans d’autres circonstances, il n’y a pas forcément besoin d’une attestation, d’une prescription ou d’un diagnostic, la question ne serait toutefois pas aberrante de savoir quel est mon problème, après tout.

La réponse est vite trouvée. Je suis un écrivain du vingtième siècle: quel que soit le fil que je saisisse, au prochain virage, au plus tard au deuxième, il mène vers une fosse commune. J’ai grandi dans une époque que l’on nomme la Guerre Froide, juste une époque sans joie parmi bien d’autres dans l’histoire de l’humanité. A travers le continent, du nord au sud, il y avait une frontière, constituée de fils barbelés, d’installations à tir automatique et de champs de mines.

Des deux côtés, il y avait des centaines, des milliers de fusées, chacune munie d’une tête nucléaire. Et chaque jour, oui, chaque jour nous craignions la possibilité de l’anéantissement immédiat et total de ce que l’on appelle la civilisation humaine, soit par erreur, soit par décision, ce qui au final revient au même. Il n’y avait pas le moindre espoir qu’on puisse y changer quelque chose de notre vivant. Les relations étaient bétonnées, la haine des deux camps était existentielle et aussi indépassable que le rideau de fer.

Mais il y eut cet automne-là et quelque chose advint, un événement tout à fait imprévisible, sans signe avant-coureur. D’un moment à l’autre tout fut différent, tout changea, ce qui est proche de la définition du miracle. Les gens de l’autre côté de la frontière, à l’Est, perdaient leur peur, celle qui les avaient bâillonnés et ligotés pendant presque un demi siècle, et ils se soulevaient.

Un imperium tombait, sans violence, pacifiquement, en une seule nuit, les murs tombaient et les frontières, les fusées devenaient superflues. Tout ceux et celles qui l’ont vécu se souviendront toute leur vie, avec émotion et fierté, de cette heure de gloire pour l’humanité lors de ces journées, il y a trente ans exactement. Ils et elles seront pour toujours reconnaissantes aux hommes et aux femmes de Leipzig, de Dresde et de Berlin, ils et elles doivent l’être, en ont le droit.

Seulement, le printemps qui suivit ce long hiver fut trop court, car deux mois d’avril plus tard, j’étais définitivement devenu adulte, on voyait à nouveau des hommes ordinaires avec leur ventre à bière ordinaire, ils allaient sur les collines autour de Sarajevo et tuaient au hasard les femmes, les enfants et les vieux ordinaires qui faisaient la queue pour du pain et de l’eau dans la ville d’en bas. On le voyait matin, midi et soir, mille quatre cent vingt-cinq jours durant et onze mille vies gisaient par terre dans une seule ville, la Bosnie un seul abattoir, mille cent morts, et cette Europe, la mienne, tout juste libérée, encore ivre de joie, était incapable d’entreprendre quelque chose contre le massacre collectif et les expulsions. Dans les capitales du monde libre, on déroulait le tapis rouge devant les assassins qui se justifiaient, comme tous les lâches assassins l’ont fait avant eux, en avançant l’argument de la légitime défense. Rien de nouveau non plus que les pires criminels se trouvaient parmi les doués qui se réclament des Muses.

C’est ainsi que je suis devenu adulte. Ce fut mon éducation sur le plan politique internationale. Et mon premier et plus important voyage éducatif m’a amené en ce temps-là en Pologne, aux côtés de mon ami Michael. Sa famille était originaire d’un lieu du nom de Wadowice. Il y avait encore une maison et le gouvernement polonais cherchait à savoir s’il y avait un ayant-droit du côté de sa famille. Et nous sommes allés en train via Berlin dans ce petit endroit, lieu de naissance de Karol Wojtylas, qui allait devenir pape. Nous avons aussitôt trouvé la maison, il y avait encore l’étoile de David sur la porte, les habitants étaient des Roms, honteux de leur pauvreté, ils ne voulaient pas nous laisser entrer. Jusqu’à Auschwitz, il n’y avait que quelques kilomètres. Nous ne l’avions pas prévu, il n’y avait pas de plan, nous n’en parlions pas. Mais jamais nous ne nous serions pardonné notre lâcheté.

Un bus nous y amena, je me souviens d’une rivière, de gens qui se baignaient, d’une gare de bus, d’un écriteau, des baraquements, d’une bergeronnette, et moi, qui avais tout juste vingt ans, je me demandais comment tout cela avait pu se passer, quel était, quel est le problème de ce continent, de l’Europe. J’y suis resté, j’y suis encore. Dans ce lieu, avec cette question. Elle m’a formé. Je lui dois quelque chose. Que je sois aujourd’hui ici, sur scène, je le dois au vingtième siècle.

Et c’est cette question-là qui me relie à Georg Büchner. Qu’est-ce que c’est, au fond de nous, qui ment, qui vole et tue, se demande le révolutionnaire Georges Danton, hanté, une nuit, par le souvenir des massacres de septembre dont il était responsable. C’est un boucher qui pose cette question, quelqu’un qui cherche une justification à ses délits, un de plus qui se réclame de la légitime défense, de la malédiction qui se serait posée sur sa main et l’aurait forcé. Ils se vantent toujours ainsi, les assassins, sans exception, ils avancent l’argument de la contrainte matérielle, de l’ordre par urgence, du destin auquel ils seraient livrés. Cela semble les apaiser. Quant à Danton, ça le calme aussitôt, ça le calme même complètement, avant qu’il n’appelle sa femme à le rejoindre dans son lit d’assassin.

Mais non, cela nous devrions l’avoir compris depuis Büchner, ce «qui» dans ladite question, ce n’est pas en nous, c’est entre nous, devant nous, c’est présent, on peut le lire, on peut l’entendre, c’est dans les résolutions, dans les dispositions, dans les corrélations fonctionnelles, les directives administratives, les formalités d’immigration, les plans d’horaires, les règles de transport. Qui voyage en train a besoin d’un billet, c’est ce que j’avais appris chez Raul Hilberg, les adultes paient le plein tarif, les adolescents paient moitié prix et seulement les enfants en dessous de six ans voyageaient gratuitement, selon les conditions tarifaires de la Reichsbahn, transport gratuit pour Auschwitz-Birkenau. Ce n’est pas en nous, c’est entre nous.

Aucune mare sombre, métaphysique, ne nous impose ces actes. Et ce serait une bonne nouvelle, après tout, nous n’avons pas besoin de chirurgiens pour ôter le mal de nos corps. Nous pourrions reconnaître la violence grâce à nos sens en éveil et nos cœurs sensibles, nous pourrions la verbaliser et si nous en avions le courage et n’avions pas peur pour notre vie, nous pourrions nous y opposer, la dépasser.

Si l’on veut donner aux hommes et aux femmes la possibilité d’apprendre de l’histoire, la première condition serait de se souvenir de cette histoire. Mais malheureusement, l’être humain oublie facilement et souvent, il oublie surtout les leçons importantes. J’avais par exemple oublié qu’une chose comme la dénazification n’a pas eu lieu. Il aura fallu qu’Esther Bejarano, musicienne et survivante d’Auschwitz, me le rappelle un jour de janvier, il y a deux ans, dans un talk-show tout à fait banal, dominical, à l’occasion de la journée commémorative de l’Holocauste.

En fait, je le savais, évidemment, mais un jour, on ne sait ni comment ni pourquoi, on oublie que la continuité des élites nationales-socialistes est restée intacte après 1945. J’avais oublié que la NSDAP comptait 7,5 millions de membres en 1945 et j’avais oublié que, jusqu’en 2006, seulement 6500 jugements contre les nazis avaient été prononcés devant les tribunaux allemands. Cela veut dire que sur 1000 membres du parti, 999 restaient impunis. Ils se rendaient utiles dans l’armée, dans l’éducation, dans l’art, dans la politique, chacun à sa manière. Aucun poste d’état, même pas les plus hauts, ne leur fut refusé.

Et comme on célèbre cette année la constitution allemande, je dois vous avouer que j’avais aussi oublié, qu’un de ses commentateurs les plus influents, un homme du nom de Theodor Maunz, qui fut juriste et – pendant de nombreuses générations, jusqu’à aujourd’hui, en personne et à travers ses écrits – un maître d’apprentissage pour la relève juridique, j’ai donc oublié que cet homme avait justifié l’état totalitaire dans les années trente et qu’il a diffusé, jusqu’à sa mort, sa vision du monde dans les journaux de l’extrême droite, de manière privée ou anonyme. Il menait une véritable double vie politique: la semaine démocrate, fasciste durant son temps de loisir. Selon quels critères a-t-il bien pu éduquer ses enfants?

Si je regarde par exemple maintenant en direction de la Saxe, je dois encore avouer mon trou de mémoire, dans lequel est tombé le beau-père du premier ministre-président de l’Etat libre, un industriel qui avait fait tourner ses usines avec les déportés du travail, entre autres à Auschwitz, et j’avais aussi oublié qu’il avait pu garder sa fortune après la guerre, comme la plupart des industriels; oublié aussi sa générosité auprès des partis politiques, surtout celle de son beau-fils.

Ça signifie quoi, tout cela? Bonne question, on devrait la discuter avec calme et rigueur. A condition de se souvenir. Ce n’est pas tout d’un coup qu’ils réapparaissent, les nazis. Eux-mêmes et leur idéologie n’ont tout simplement jamais disparu et chaque démocrate qui s’en étonne devrait peut-être se demander pourquoi il l’a oublié et surtout, qui bientôt nous ramènera tout cela à la mémoire.

Car oui, bientôt, maintenant, ces jours-ci, les derniers témoins auront disparu. Viendra le jour où nous devrons nous débrouiller sans Esther Bejarano. Et Ruth Klüger et Primo Levi et Imre Kertész et Richard Glazar n’ont pas seulement été mes maîtres à moi, ce n’est pas seulement à moi qu’ils ont indiqué une direction, c’est à chaque démocrate qu’ils donnent une orientation, loin des différences politiques et des idéologies. Nous ne pourrons bientôt plus compter sur eux et l’agitation, l’arbitraire et la désintégration interne qui déterminent notre époque et que nous ressentons tous nous viennent aussi de là. C’est la peur de l’oubli, de la perte d’orientation. Et c’est le devoir et la responsabilité de ma génération de maintenir la mémoire en vie, car qui oublie la dernière guerre prépare déjà la suivante.

Ma poétique, ma dramaturgie n’ont jamais été des finalités en soi. Pour moi, chaque euphonie était une forme de mnémotechnique, une méthode pour une mémoire vivante, pour se rappeler ce que les hommes sont capables de se faire mutuellement, mais aussi pour se rappeler qu’il n’y pas de fatalité, pas d’obligation. Nous ne sommes pas des poupées comme l’espérait Danton, ce ne sont pas des forces inconnues qui tirent les ficelles. Il est vrai que la liberté et l’empathie ne sont jamais gratuites, mais elles sont toujours possibles, à chaque instant. C’est ça que je voulais, que je veux raconter.

Dans mes efforts poétiques, je me sens proche de ceux qui sont comme Georg Büchner, pour lesquels le cynisme et la résignation ne sont que des mots différents pour dire lâcheté, les gens qui, malgré les contrecoups, n’abandonnent pas la possibilité qu’un jour, nous nous détournerons des mensonges, des putes, du vol et des meurtres et que nous pourrons, en tant qu’humanité, vivre en paix, sans séparations. Et puisque je vois que cette académie, avec son prix, distingue cet effort et, plus encore, le partage et l’annonce publiquement, je dois vous remercier pour bien plus que l’honneur et le laurier. Ce que vous m’offrez aujourd’hui prouve que je ne suis pas seul. Ce cadeau pour lequel je vous remercie de tout cœur, s’appelle encouragement, il s’appelle confiance et espoir.

* Discours de remerciement pour l’attribution du prix Georg Büchner, Darmstadt (D), le 2 novembre 2019. Traduction: Heike Fiedler, relecteur: Stéphane Augsburger.