Contrechamp

Un match avec Jésus

Sociologie (2/3) Les sites de rencontres chrétiens allient valeurs conservatrices et outils informatiques. Une nouvelle variante de ce qu’Eva Illouz nomme les «marchandises émotionnelles», qui en dit long sur la colonisation de la sphère privée par le capitalisme.
Un match avec Jésus
Créé par un entrepreneur français évangélique, Jetunoo.fr est l’un des sites de rencontres chrétiens les plus populaires de la francophonie. DR
Analyse

Alors que les rencontres algorithmiques subissent de plus en plus de critiques de la part du monde scientifique et des utilisateur.ice.s, les sites de rencontres par affinités religieuses fleurissent sur le web. Parmi eux, de nombreux sites chrétiens. Se voulant modernes et ludiques, ces sites véhiculent pourtant une certaine rigidité en termes de valeurs et répondent à des codes bien spécifiques qui induisent, l’air de rien, la reproduction de rapports patriarcaux.

La sociologie ausculte le phénomène religieux (2/3)

La sociologie développe depuis longtemps des instruments permettant d’appréhender les phénomènes religieux. Des étudiant-e-s de l’Université de Lausanne se sont essayé-e-s à l’exercice dans le cadre d’un cours de Master en sciences sociales, dirigé au semestre d’été 2019 par les enseignants Laurence Kaufmann et Philippe Gonzalez. Le Courrier vous propose de découvrir une partie de ces travaux à travers une série de publications. CO

Léandro* a 30 ans et vit dans les environs de Lausanne. Comme beaucoup d’hommes célibataires de son âge, il est inscrit sur un site de rencontre. Son profil regorge de détails sur sa personnalité et son quotidien. Il aime le sport, la littérature et le musique, surtout le rock. Enseignant primaire, il fait un bon mètre huitante. On pourrait se croire dans une bio Tinder à un détail près: juste à côté de sa photo de profil, Léandro précise qu’il cherche quelqu’un avec qui «vivre sa foi dans la prière, la participation à la messe et l’adoration». Nous sommes sur Jetunoo.fr, l’un des sites de rencontres chrétiens les plus populaires de la francophonie. Créé par Gilles Plard, entrepreneur français évangélique, le site centralise des dizaines d’anciennes plateformes de rencontres chrétiennes sur le net. Si aucun chiffre n’est communiqué, des centaines de profils sont disponibles, des dizaines rien qu’aux environs de Lausanne. «Pensé par des chrétiens et au service de ceux qui se reconnaissent dans les valeurs de la Bible», le site reprend tous les codes de la rencontre amoureuse sur le web: témoignages d’anciens client.e.s enchanté.e.s, illustrations romantiques et interface intuitive. Ce qui distingue Jetunoo.fr des sites classiques, c’est son but assumé: le mariage chrétien. Il est en effet expliqué que le mariage et la procréation représentent un aboutissement essentiel pour tout.e croyant.e. Le site se veut donc un simple accompagnant vers ce but. Loin du vite rencontré, vite consommé des sites de rencontres algorithmiques, Jetunoo.fr prône «le sérieux et la maturité» chez ses client.e.s.

Dans ses conditions d’utilisation, le site est clair: «L’amour ne peut être exprimé totalement qu’à travers le mariage». L’outil informatique devient alors le nouveau messager de la parole divine. Tout sur Jetunoo.fr est conçu pour que l’amour soit pensé à travers une certaine lecture de la Bible. Dans le questionnaire de départ, il n’est donc pas proposé de chercher une femme si vous en êtes une, pareil pour les hommes. L’homosexualité n’est pas une possibilité. Le site invoque le livre du Cantique des cantiques pour parler les plaisirs charnels. Lorsque les choses deviennent sérieuses entre deux utilisateur.ice.s, on pourra alors s’envoyer par chat interposé: «Tu as la fraîcheur d’une plantation de paradis, peuplée de grenadiers aux fruits délicieux» – un autre registre que chez Tinder. Dans une société où les chiffres du divorce explosent, l’obsession du site internet pour le mariage n’est pas anecdotique. L’union sacrée entre un homme et une femme est érigée en pilier sociétal central, générant au passage un rôle religieusement prédisposé pour chaque genre. Pourtant bien «enculturé» dans les codes d’internet, Jetunoo.fr est une enclave schizophrénique où préceptes bibliques et marché de l’amour au sens capitaliste du terme cohabitent dans un but communautariste.

Comme sur les sites de rencontres conventionnels, les profils ont une valeur d’échange. Cependant, cette valeur est estimée selon la capacité des profils à répondre aux normes imposées: l’entre-soi, la préservation, la délimitation claire et la perpétuation de la communauté chrétienne. Ces normes induisent également une reproduction des rapports patriarcaux dans le couple dans le but de procréer et de légitimer l’institution du mariage chrétien. Jetunoo.fr prouve donc, une fois de plus, que le capitalisme colonise tous les espaces de la société, jusqu’au domaine de l’intime, où résident sentiments amoureux et spiritualité.

Des prétendants en buffet

Spécialiste des sentiments et de la culture, Eva Illouz, célèbre sociologue israélienne, oriente depuis quelques années son travail sur la question de l’amour et de sa structure dans nos sociétés occidentales modernes. L’amour ayant été, selon elle, bien trop longtemps ignoré par la sociologie, elle décide d’y regarder de plus près et découvre que ce que nous avons fait du sentiment amoureux, en tant que collectivité, donne un indice sur la colonisation de la sphère privée par le capitalisme. Dans une longue entrevue sur France culture, Eva Illouz explique que dans les années 1920, des «marchandises émotionnelles» ont été créées, soit tout ce qui structure l’échange et le sentiment amoureux. Lorsqu’on prépare un rencart, on s’achète par exemple un joli dessous, un parfum ou on passe chez le coiffeur. Pour la sociologue, tous ces exemples sont annonciateurs d’une marchandisation des émotions et des sentiments au service du marché libéral.

Dans une société néo-capitaliste comme la nôtre, la hiérarchie sociale autour de l’idée du bonheur et de sa représentation, notamment sur internet, a décuplé les effets de ces marchandises émotionnelles. La révolution sexuelle ayant désinstitutionnalisé les relations amoureuses, ces dernières sont totalement soumises à l’économie de marché qui transforme le sujet romantique en un sujet économique. Avec les sites et les applications de rencontres, c’est donc la toute jeune «économie de plateforme» qui crée des marchandises émotionnelles en disposant des prétendant.e.s en buffet, mis à disposition d’un public toujours plus ciblé, comme celui des chrétien.ne.s Le bonheur est en Occident une réelle industrie dont l’amour est un best-seller. Eva Illouz nous rappelle donc que loin de l’idée romantique qu’on s’en fait dans les Disney de notre enfance, l’amour capitaliste crée et reproduit des catégories sociales qu’il est nécessaire d’étudier. RBR

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