Contrechamp

Derrière les abus, la main du Diable?

Sociologie (3/3) Lors du Sommet sur la protection des mineurs, en février, le pape avait prononcé un discours critiqué avant d’ordonner au clergé de signaler tout abus. Comment la controverse médiatique contribue-t-elle à modifier le droit canon?
Analyse

«Dans les abus, nous voyons la main du mal qui n’épargne même pas l’innocence des enfants. Il n’y a pas d’explications satisfaisantes pour ces abus […]». Ces mots prononcés par le pape à l’issue de la Rencontre pour la protection des mineurs avaient provoqué la déception des associations de victimes d’abus par l’Eglise. Celles-ci espéraient des mesures concrètes, l’essor de la transparence, une «tolérance zéro» pour les prêtres abuseurs et ceux qui les couvrent. Elles se retrouvent face à un «blabla pastoral» disaient certaines, une «wish list» à laquelle aucun évêque n’est tenu. En s’exprimant massivement dans les médias généralistes suite aux divers scandales qui ont frappé l’Eglise catholique ces dernières années, les victimes ont contribué à ­définir le problème des prêtres pédophiles comme un problème public.

Mais comment comprendre un problème public? Le sociologue Joseph Gusfield (voir encadré) a passé une bonne partie de sa carrière à décrypter les processus qui sous-tendent leur émergence et leur déploiement. Il en ressort qu’ils n’apparaissent pas spontanément, mais sont le résultat d’un ensemble de prises de positions, de tentatives de définitions et de résolutions de la part d’institutions, de groupes ou d’individus. Il est donc nécessaire de décortiquer ces problèmes pour les comprendre.

La sociologie ausculte le phénomène religieux

La sociologie développe depuis longtemps des instruments permettant d’appréhender les phénomènes religieux. Des étudiant-e-s de l’Université de Lausanne se sont essayé-e-s à l’exercice dans le cadre d’un cours de Master en sciences sociales, dirigé au semestre d’été 2019 par les enseignants Laurence Kaufmann et Philippe Gonzalez. Le Courrier vous propose de découvrir une partie de ces travaux à travers une série de publications. CO

Pour ce faire, il faut trouver qui est propriétaire du problème. En d’autres termes, qui peut le définir? Dans le cas des abus dans l’Eglise, deux groupes s’opposent: les associations de victimes d’un côté et l’Eglise catholique de l’autre. Si la définition du problème est claire pour les premiers – les abus sont liés au fonctionnement même de l’Eglise -, pour le Vatican, en revanche, les causes sont externes et multiples, que ce soit «la main du mal», «le développement du web» ou encore «l’essor du tourisme sexuel». La responsabilité causale est donc définie de manière différente par ces deux groupes. La responsabilité politique l’est tout autant. Pour les associations de victimes c’est à l’Eglise en tant qu’institution publique qu’incombe la responsabilité de résoudre le problème. Elle doit dénoncer les prêtres pédophiles au jugement de la société civile et travailler à supprimer les causes structurelles et internes au fonctionnement de l’Eglise. Pour le pape, la responsabilité est plus diffuse; en mélangeant victimes d’abus de prêtres et victimes en général, il disperse les responsabilités. Sans nier que le problème existe dans l’Eglise, il le redéfinit en l’insérant dans une problématique plus large. Par ce biais, il modifie la définition du problème. Les questions de propriété, de responsabilité causale et de responsabilité politique sont donc liées.

De ces deux instances, qui détient le plus de poids dans la définition du problème? Quelle vision l’emportera? Difficile de répondre avec certitude tant le débat fut vif. Néanmoins, la couverture médiatique suisse et française de la Rencontre sur la protection des mineurs organisée le pape incline vers une représentation de la déception des victimes. Rien n’a été accompli en ce qui concerne les mesures demandées par les victimes mais tout en ce qui concerne leur visibilité dans la presse internationale. Elle aura aidé à motiver le pape à publier un motu proprio ordonnant au clergé de signaler les abus sexuels, modifiant ainsi le droit canon et concrétisant certaines des attentes des victimes.

Gusfield et les problèmes publics

Joseph Gusfield est un sociologue étatsunien. Dans son ouvrage le plus connu La culture des problèmes publics – L’alcool au volant: la production d’un ordre symbolique publié en 1981, il s’intéresse à la construction des problèmes publics. En prenant l’alcool au volant comme thématique, il est frappé par le consensus qui existe autour de la définition du problème: le principal responsable des accidents est alors le chauffeur. Quels sont les processus qui ont permis de placer ce constat comme une évidence dans l’espace public? D’autres responsables pourraient pourtant être cités comme l’industrie des boissons alcoolisées, l’industrie automobile ou les instances qui régulent le trafic routier. Pour Gusfield, il faut donc déconstruire l’émergence et le déploiement du problème pour en extraire les processus qui ont créé sa définition actuelle. Ainsi, identifier les acteurs et les discours qui participent à l’émergence d’un problème devient capital. Il utilise trois concepts interdépendants pour faire ressortir ces acteurs: la propriété qui permet de montrer quels groupes ont le plus de pouvoir dans la définition du problème; la responsabilité causale, qui désigne la personne ou l’institution cause du problème; la responsabilité politique, elle, indique quelle institution doit résoudre le problème.

Avec ces concepts, Gusfield montre que le problème d’alcool au volant peut être envisagé de différentes manières et que c’est à travers la mise en place d’un discours responsabilisant les automobilistes et appuyé par le droit et la médecine que le problème s’est constitué en problème public. En ce qui concerne la problématique des prêtres pédophiles, les paroles des victimes dont les médias se sont fait écho ont permis de contester les explications floues du pape quant à la responsabilité de Satan ou du web – comme on peut le lire dans l’article ci-contre. LBZ

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