Bras de fer culturel au Brésil
«Pour résister à Jair Bolsonaro, il faut avant tout comprendre la stratégie politique du président brésilien», selon Paulo César Carbonari. L’enseignant de philosophie politique à l’Institut Berthier de Passo Fundo et coordinateur du Mouvement national des droits humains (MNDH) était de passage à Genève, le 19 septembre, pour témoigner de la situation des droits humains dans son pays,. L’intellectuel a expliqué comment Jair Bolsonaro à réussi à mobiliser l’électorat. Il insiste sur la nécessité pour la gauche, de favoriser un renouvellement démocratique par le bas, au sein des classes les plus défavorisées. Entretien.
Quelle approche Bolsonaro a-t-il des droits humains?
Paulo César Carbonari: Le gouvernement Bolsonaro s’est positionné depuis plus de huit mois contre l’universalisme des droits humains. Sur ce sujet, il adopte une approche sélective où seuls certains segments de la population mériteraient d’avoir de tels droits, les autres étant considérées comme de véritables «parasites». Ce discours, utilisé par l’extrême droite par le passé, est aujourd’hui le discours officiel de cette administration. Pour illustrer la criminalisation des défenseurs des droits humains: le président a récemment qualifié Michelle Bachelet, la haut commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme, de «défenseure de bandits».
Comment qualifieriez-vous la politique du gouvernement?
Pour décrire le «moment Bolsonaro», certains observateurs évoquent une «démocratie fragile», un «gouvernement populiste», voire même un «régime fasciste». Dans tous les cas, on retrouve les deux caractéristiques suivantes: l’ultraconservatisme, typique de l’extrême droite, et l’ultralibéralisme économique. Au niveau économique, le gouvernement favorise l’exploitation sans limites des ressources naturelles, privatise à tout va, démantèle la solidarité sociale et le droit du travail. Malgré les immenses mouvements de protestation contre les privatisations et contre la réforme des retraites, cette thérapie de choc s’accompagne d’un certain fatalisme au sein du peuple.
Vous avez parlé d’hégémonie culturelle, concept gramscien, qu’il faudrait comprendre pour lutter efficacement contre Bolsonaro. En quoi ce concept éclaire-t-il la situation brésilienne?
L’intellectuel italien Antonio Gramsci partait d’un constat: le pouvoir de la classe dominante ne s’exerce pas uniquement par la coercition mais également par sa capacité à créer un consentement, un sens commun, au sein de la société. Autrement dit, la bataille doit aussi se remporter dans le champ des idées, le but ultime étant l’hégémonie culturelle, stratégie de maintien du pouvoir.
Bolsonaro a très bien assimilé cette leçon, par l’intermédiaire de son maître à penser [Olavo de Carvalho], un astrologue et essayiste ultraconservateur établi aux Etats-Unis. Au Brésil, le gouvernement essaie d’atteindre une telle position hégémonique, à coup de fake news et d’attaques médiatiques intenses visant à déconstruire ce que beaucoup de Brésiliens jugeaient alors comme des solutions pour le pays, soit la réduction de la pauvreté et des inégalités.
Le «mythe» [surnom de Bolsonaro donné par ses partisans] a réussi à mobiliser une partie du peuple en marginalisant le Parti des travailleurs (PT) et l’ex-président Lula, agitant l’épouvantail de la corruption, de l’antipatriotisme et du rejet de la réussite économique, supposés propre à la gauche.
Dans un contexte de déclin de l’intérêt de la gauche pour les luttes populaires, les mouvances néo-pentecôtistes, dont le président fait partie, ont aussi conquis les favelas en mettant en avant une «théologie de la prospérité». Cette approche morale de la religion nie la diversité de la société. Elle appuie le combat du mouvement néomaccarthyste Escola Sem Partido (Ecoles sans partis) qui, comme son nom le suggère, a vocation d’endiguer le «marxisme culturel», qui selon les fantasmes de Bolsonaro, essaimerait au sein du système éducatif.
Quelles leçons devraient tirer la gauche brésilienne selon vous?
La montée des forces réactionnaires est aussi la conséquence d’un certain désintérêt de la gauche pour l’éducation populaire et le travail de conscientisation des masses, chers au pédagogue Paulo Freire. Le «lulisme», concept du sociologue brésilien et ancien attaché de presse du PT André Vitor Singer pour critiquer la présidence de Lula, l’exprime bien: les politiques socio-économiques durant le mandat précédent n’étaient pas assez radicales. Ce sont donc la percée «culturelle» de Bolsonaro couplée au désengagement de la gauche qui ont permis à l’actuel président de se forger un électorat, même si ses électeurs avaient pu bénéficier des réformes sociales du gouvernement PT. C’est pourquoi nous devons impérativement, comme l’expliquait Gramsci mais aussi Freire, développer une «action culturelle» pour reconstruire la démocratie brésilienne.
Quel message souhaitez-vous adresser à la jeunesse suisse?
L’essentiel, c’est de prendre conscience de l’impact écologique des échanges économiques avec le Brésil. J’enjoins la Suisse, principal siège des multinationales produisant des pesticides, à ne pas être coresponsable de la tragédie que vivent les populations indigènes. Deuxièmement, nous espérons que le peuple suisse continuera de dénoncer haut et fort Jair Bolsonaro. Il est impératif de véhiculer l’information et de faire pression sur votre propre gouvernement, notamment au sujet de l’accord de libre-échange entre la Suisse et le Mercosur [dont fait partie le Brésil] 1>Les négociations entre l’Association européenne de libre-échange (AELE), dont la Suisse est membre, et le Mercosur ont été finalisées en août dernier. La Suisse doit encore ratifier l’accord, en novembre ou en janvier prochain. Une pétition s’y oppose et un référendum pourrait être lancé. En septembre dernier, la France a, elle, refusé de ratifier le traité de libre échange de l’Union Européenne avec le Mercosur, en raison du non-respect des engagements environnementaux du Brésil.. Nous serions ainsi attentifs à ce que la Suisse mette enfin sur un pied d’égalité économie et droits humains.
Notes