Menacer l’agro-industrie
La Fédération suisse des producteurs de céréales (FSPC), l’organisation professionnelle des céréaliers, annonçait, il y a quinze jours, son intention de déclasser quelque 22’000 tonnes de blé panifiable récoltées lors des dernières moissons en blé destiné à l’alimentation animale (revue Agri, 20 septembre 2019). La récolte 2019 ayant été abondante, il s’agit d’éviter que des stocks trop importants n’entraînent une chute des prix et que trop de blé ne fasse gagner moins de blé…
Au même moment, la grande distribution et la restauration collective importent en Suisse des quantités toujours plus importantes de «produits de boulangerie», sous forme notamment de pâtons surgelés. Ces importations sont passées, en dix ans, de 72’000 à 122’000 tonnes. Ainsi, 22’000 tonnes de blé de qualité boulangère seront transformées en cochons, tandis qu’on importera plus de 100’000 tonnes de pain surgelé!
Je n’ai pas cherché bien loin pour trouver de quoi inaugurer cette chronique. Les situations absurdes produites par l’industrialisation et la mondialisation de l’agriculture sautent aux yeux, presque quotidiennement. Il n’est pas très difficile d’illustrer l’impasse dans laquelle le modèle productiviste nous a jetés. Elaborer une critique qui porte et tracer un chemin d’action semblent en revanche des tâches plus délicates.
Uniterre et son jeune cousin genevois, le Mouvement pour une agriculture paysanne et citoyenne (MAPC), y travaillent avec courage et ténacité. Un peu partout surgissent des alternatives au système agro-alimentaire industriel: magasins coopératifs, petites fermes diversifiées, transformation fermière, agriculture contractuelle, etc. Des paysans et paysannes font évoluer leurs pratiques culturales dans un sens favorable. Mais l’ogre productiviste semble se nourrir de ces alternatives, qu’il récupère pour dissimuler sa véritable nature. L’emballage du pain de tel grand distributeur allemand promet désormais un «processus de fabrication artisanal traditionnel». Le géant orange affiche la tête de ses producteurs locaux sur ses cabas en papier.
Les spécialistes envisagent aujourd’hui l’alimentation comme un vaste marché fortement segmenté. A chaque segment correspondent les attentes particulières d’un groupe de consommateurs (qualité gustative des produits, équité de la production, impact sur la santé, prix avantageux, etc.). L’entreprise qui gagne est celle qui peut fournir tous les segments, répondre à toutes les attentes. Et c’est bien pourquoi, loin d’enfoncer des coins dans l’hégémonie du modèle industriel, les propositions alternatives semblent lui désigner de nouvelles attentes à combler.
Tout discours politique semble être désormais réduit à l’injonction à bien choisir, à bien s’orienter individuellement dans les segments de marché. Lors d’un récent débat au Festi’Terroir, le 24 août dernier à Genève, le directeur du Cercle des agriculteurs de Genève et le président des patrons boulangers du canton n’avaient que ces mots à la bouche: c’est à vous, les consommateurs, disaient-ils, de faire changer le modèle en achetant votre pain dans la bonne boulangerie. De la part de responsables d’organisations collectives, ce discours s’apparente à du défaitisme qu’il faut rejeter avec la dernière énergie.
Ce sont ces tensions que je m’emploierai à explorer, une fois par mois, dans cette chronique: à mille lieues des catéchismes individualisants, il s’agira de se demander quelles sont les conditions sociales qui permettent aux alternatives de devenir de véritables menaces pour l’agro-industrie.
Notre chroniqueur est un observateur du monde agricole.