La maturité des Boliviens à l’épreuve
A deux semaines des élections les plus disputées de ces deux dernières décennies, l’atmosphère politique bolivienne, assombrie par une campagne pleine d’équivoques, laisse penser que l’exercice sera ardu. Les soupçons de fraude en faveur du candidat gouvernemental et les craintes d’instrumentalisation du processus par des forces conservatrices ne parviennent cependant pas à enlever de l’esprit des Boliviens l’espoir d’une situation politique plus saine à l’issue du scrutin.
Pas de démocratie sans souveraineté! Ainsi le suggèrent Daniel Levine et José Molina, spécialistes des démocraties latino-américaines. Parmi les plus grands dangers pour la démocratie, les deux politologues mentionnent la mainmise d’une frange de la population sur les principales institutions du pays et l’influence exercée sur l’Etat par des groupes de pouvoir étrangers. Sur la base de cet éclairage et de l’analyse du comportement des partis en lice dans le cadre des élections générales boliviennes du 20 octobre, trois scénarios se dessinent à l’horizon: l’instauration d’un régime autoritaire rendue possible par une fraude massive au profit du président-candidat Evo Morales; un retour à la situation de dépendance à l’aide extérieure et aux institutions financières internationales qui caractérisait la Bolivie à la fin du siècle passé ou, finalement, un renforcement démocratique résultant de la sagesse de l’électorat bolivien.
Garantir le respect de la volonté populaire
Le dernier scénario exige des élections respectueuses des normes nationales et internationales. C’est seulement à ce prix qu’elles seront en mesure de consacrer un vainqueur clair jouissant d’une large légitimité. Le scénario envisageant une fraude majeure suppose la mise en place d’une monumentale machinerie, capable de déjouer toutes les mesures règlementaires et informatiques prises pour préserver l’authenticité du vote. Quant au scénario conduisant à un recul historique, plus difficile à cerner, il demande une conséquente ouverture à l’ingérence étrangère. Et il impose à ses protagonistes une participation à reculons au processus électoral, une forte implication dans la mise en place progressive d’un climat insurrectionnel et finalement l’établissement des nouveaux rapports de force permettant aux néolibéraux d’antan de revenir aux affaires.
Partisans et détracteurs des trois scénarios sont activement à l’œuvre aujourd’hui en Bolivie et cela depuis plusieurs mois, voire plusieurs années déjà. Santos Mamani, député du Mouvement vers le socialisme (MAS) d’Evo Morales et candidat à la chambre basse, considère que le discours de fraude tenu par l’opposition est le reflet de son incapacité à séduire l’électorat. «Ils savent qu’ils ne remporteront pas ces élections, alors ils cherchent à incruster l’idée de fraude dans l’imaginaire des Boliviens, afin d’avoir une excuse qui occulte le peu de soutien que la population leur accorde», affirme-t-il.
Pour sa part, Shirley Franco, candidate à la vice-présidence pour l’alliance «Bolivia dice no» (centriste), affirme que la fraude est organisée avec la complicité du Tribunal suprême électoral (TSE). Pour elle, «la fraude à venir constitue le prolongement de celle effectuée à l’occasion du référendum du 21 février 2016». 1>En février 2016, la population a rejeté la réforme constitutionnelle devant permettre à Evo Morales de briguer un quatrième mandat. Mais en novembre 2017, le Tribunal constitutionnel a estimé que le droit de se porter candidat pour un mandat était supérieur aux limites de la Constitution. L’opposition dénonce la «partialité» du Tribunal suprême électoral (TSE) qui a habilité la candidature de Morales en se rangeant à l’avis du Tribunal constitutionnel
Face à cette éventualité, pour protéger le choix des gens, elle annonce une large vigilance populaire lors de la transmission des données, du décompte et du remplissage des bulletins de vote.
Bladimir Amurrio, économiste et informaticien, fils de l’ancien candidat à la présidence Casiano Amurrio [en 1978], attire l’attention sur le fait que la fraude ne vient pas uniquement de la manipulation des bulletins mais aussi de la manipulation, en amont, des perceptions des citoyens. Il admet que, sur ce plan, tant l’opposition que le gouvernement sont actuellement très actifs. La prolifération exponentielle des fake news en tous genres, en cette fin de campagne, est effectivement là pour le prouver.
Pour Santos Mamani, malgré la désinformation à haute dose, le peuple saura faire son choix. «Les gens sont loin d’être bêtes et, le moment venu, sauront voir quels sont les candidats les plus à même de défendre leurs intérêts», dit-il. Il estime que la présence en Bolivie de nombreux observateurs internationaux jouera un rôle important au niveau de la bonne tenue du scrutin.
La violence en ultime recours
L’attitude de l’opposition bolivienne tout au long du processus électoral a été plus qu’ambiguë. Alors qu’en partant unie elle avait des chances réelles de remporter ces élections, elle se retrouve aujourd’hui extrêmement divisée. Au risque d’être à nouveau battue et au grand désespoir de ceux qui rêvaient déjà d’une interruption du «proceso de cambio» (processus de changement) impulsé par le MAS. Dans ses rangs, la perspective d’une défaite irrite fortement et nombreux sont ceux qui anticipent déjà d’importants troubles de l’ordre public après l’annonce des résultats. L’ambassadeur allemand en Bolivie, Stefan Dupel, commentait d’ailleurs récemment: «Ce qui m’inquiète, c’est le jour d’après.»
Les velléités déstabilisatrices de certaines plateformes conservatrices entretenant des liens obscurs avec des ONG d’obédience étasunienne ne suffiront pas, selon Santos Mamani, à générer un climat d’instabilité durable. «Il y aura certainement des tentatives, mais elles n’iront pas loin», affirme-t-il. A son avis, les mesures prises par le gouvernement pour contenir les mobilisations violentes de l’opposition ont permis de tracer une ligne rouge que les organisations boliviennes d’extrême droite ne seront pas en mesure de franchir.
Shirley Franco considère pour sa part qu’aujourd’hui le risque d’ingérence provient plutôt de pays comme la Russie et la Chine. Ces pays imposeraient à la Bolivie des conditions commerciales très défavorables. Pour elle, l’influence que ces puissances exercent dépasse le cadre des relations bilatérales normales. Quant aux possibilités d’un embrassement des rues après le 20 octobre, elle considère que cela dépendra du respect du vote populaire. «Bien évidemment, si la fraude est confirmée, nous sortirons dans la rue pour protester et exiger que la volonté des électeurs soit respectée», conclut-elle.
Santos Mamani rétorque que si l’opposition parle déjà de fraude, c’est «parce que seul ce discours peut leur permettre de continuer à exister politiquement». Crier à la fraude pour ensuite provoquer une instabilité et tirer profit du chaos résultant fait partie, selon lui, des stratégies interventionnistes qui ont été testées sans succès dans d’autres pays du continent. Toutefois, tempère-t-il, le risque d’une «venezuelisation» de la Bolivie n’est pas grand: «d’une part parce que les enjeux ne sont pas les mêmes et d’autre part parce que la nature pacifiste du peuple bolivien s’accommode mal de ce genre de scénario».
Le jeu démocratique reste ouvert
Ces éléments perturbateurs que sont les soupçons de fraude et la crainte d’une ingérence extérieure étant, somme toute, moins dangereux que ce qu’ils pourraient paraître, le scénario d’un renforcement démocratique semble gagner du terrain en Bolivie.
Gonzalo Rodriguez, porte-parole du FRI [Frente revolucionario de izquierda, vieux parti de gauche allié à la droite néolibérale] à l’origine de l’actuelle candidature de l’ex-président Carlos Mesa, considère que malgré les menaces qui cernent ces élections, elles constituent un passage obligé et un espace démocratique qui doit être investi avec sérieux. Il constate que ce sont les élections les plus ouvertes que la Bolivie ait connues depuis l’avènement du MAS au pouvoir: «Pour la première fois, le régime se trouve face à la possibilité de perdre».
D’autre part, commente-t-il, le parti déclaré vainqueur se retrouvera dans une situation complexe qui le poussera à trouver des accords avec les autres forces représentées au parlement. D’après lui, la Bolivie va indéfectiblement vers une situation où le pouvoir sera davantage partagé.
Le tout dernier sondage d’opinion publié le 29 septembre place en tête des intentions de vote Evo Morales (MAS) avec 33% des voix, suivi de Carlos Mesa (Comunidad ciudadana) avec 26%, et d’Oscar Ortiz (Bolivia dice no) avec 9%. Par ailleurs, 15% de l’électorat n’aurait pas encore fait son choix. Cependant les récentes déclarations d’Antonio Costas, vice-président du Tribunal suprême électoral, affirmant avec vigueur que les élections seront à 100% fiables, vont certainement favoriser le passage aux urnes des indécis.
Indépendamment des résultats, à la fin du processus, la Bolivie aura certainement un paysage politique recomposé. Ce sera alors aux nouveaux élus de faire face aux enjeux les plus importants qui se présentent au pays. Pour Gaston Nuñez, analyste actif sur les réseaux sociaux, l’enjeu majeur de ces élections est la consolidation de la Bolivie en tant qu’Etat plurinational: «il s’agit de la notion la plus originale apportée par le processus de changement».
Dans ce même ordre d’idées, l’intellectuel bolivien Carlos Soria Galvarro affirmait récemment: «La Bolivie vit depuis plusieurs décennies un processus de reconstruction démocratique qui ne peut aboutir que dans la durée». Dans ce contexte, «indépendamment des résultats des élections d’octobre, les réussites du processus de changement devraient être respectées».
Notes
Pédagogue
Une discussion musicalisée sur les élections boliviennes est organisée vendredi 18 octobre à 19h à la Maison des associations, 15 rue des Savoises, à Genève.