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Connaissez-vous Paul Lévi?

L’IMPOLIGRAPHE

Notre histoire (celle du mouvement ouvrier, celle du socialisme, celle de «la gauche», comme vous voudrez) est pleine d’ombres. De noms qui sont dans les livres mais pas dans les mémoires. Marx, Lénine, Trotsky, Bakounine, Jaurès, on les connaît. Mais Paul Lévi? Il est pourtant le fondateur du premier Parti communiste allemand, et ce ne fut pas rien, le Parti communiste allemand dans les années vingt, si ce fut aussi le lieu politique de l’un des plus tragiques échecs de l’histoire du mouvement ouvrier: l’échec, faute d’unité, de la résistance socialiste et communiste au nazisme. Connaissez-vous Paul Lévi?

Paul Lévi est né trois jours avant que Marx meure. Hasard ou ironie du destin? Avocat des pauvres, il adhère en 1909, à 26 ans, au Parti social-démocrate allemand (SPD). Le plus grand parti de l’Internationale, le «modèle» pour tous les autres, le «parti par excellence», pour Trotski. Mais dans ce parti, des hommes comme Paul Lévi, des femmes comme Rosa Luxemburg, ne vont pas se contenter de l’ambition de gouverner: «Nous souhaitons combattre l’Etat bourgeois, le mettre à genoux», proclamera-t-il dès 1910… Le SPD, largement inspiré par Karl Kautsky, n’en est pas là. Il s’opposera aussi, toujours avec Rosa (dont il sera l’avocat lorsqu’elle sera accusée d’appeler à l’insubordination), au «social-patriotisme» régnant. Et lorsque éclate la guerre, il est, avec les Liebknecht, Zetkin, Pieck, de ces sociaux-démocrates internationalistes qui la refusent – et qu’on retrouvera à Zimmerwald (il n’y sera pas), avant que les plus radicaux d’entre eux se retrouvent à Kienthal avec pour projet celui de Lénine: «transformer la guerre impérialiste en guerre révolutionnaire».

Paul Lévi fonde le premier Parti communiste (PC) allemand avec l’ambition d’en faire un parti de masse. Il défend une stratégie unitaire, dont il ne démordra pas mais à laquelle le Comintern substituera de force, en l’imposant aux communistes allemands comme à tous les autres, une stratégie sectaire qui condamnera non seulement le PC mais également toute la gauche à l’impuissance face au nazisme – en sus de celle à laquelle les communistes s’étaient eux-mêmes condamnés face au stalinisme. A côté de quoi la social-démocratie allemande s’engloutira dans les compromissions avec les secteurs les plus droitiers de la bourgeoisie allemande.

Paul Lévi, opposé à la stratégie sectaire du Comintern, héritier politique (et avocat, et amant) de Rosa Luxemburg, sera exclu du PC, et ses partisans (les «lévistes») diabolisés comme, après eux, les trotskystes, les zinoviévistes, les boukhariniens, les titistes… Mais c’est parce qu’il s’est vu expulsé du mouvement communiste qu’il avait fondé qu’il se retrouvera libre d’en comprendre les dérives et les impuissances. Et libre de les combattre dans le même temps qu’il combattait le nazisme et dénonçait les choix de la social-démocratie, dont il avait fini par rejoindre l’aile gauche.

Social-démocrate pour les staliniens, communiste droitier pour les trotskistes, trop gauchiste pour les sociaux-démocrates et pas assez pour les anarchistes, Paul Lévi ne convenait à presque personne, sinon, tardivement, à la gauche social-démocrate des années soixante. Et à Albert Einstein, quand même. Socialiste de gauche donc, ne renonçant, pas plus que Rosa Luxemburg, ni à la démocratie ni au socialisme, mais luttant pour l’instauration d’une République à la fois socialiste et démocratique. Cette double exigence, celle de la lutte pour la démocratie et celle de la lutte pour le socialisme, était doublement révolutionnaire, autant dans l’Allemagne du IIe Reich que dans celle de la République de Weimar – République bourgeoise gouvernée par la social-démocratie. «Lévi a peut-être perdu la tête, mais au moins lui avait une tête à perdre», écrira Lénine.

Esthète autant que militant, il ne ressemblait guère au modèle-type du militant communiste de ces années ravageuses. Et ses choix politiques le mettaient en marge autant du mouvement social-démocrate (il se situait à la gauche de la gauche du SPD) que du mouvement communiste (il était partisan du «front unique» de toutes les forces socialistes, du SPD au PC). Aucun mouvement communiste européen, sinon le russe, n’a eu un destin aussi tragique que l’allemand, et nulle part ailleurs en Europe qu’en Allemagne, sinon en Russie, autant de communistes ont été trahis, emprisonnés, torturés, tués par leur propre parti et ses policiers. Entre 1939 et 1941, des milliers de communistes allemands ont été livrés à la Gestapo par le NKVD [Commissariat du peuple aux affaires intérieures de URSS]. D’autres restèrent dans les geôles, les camps, les fosses communes soviétiques. Dachau ou la Kolyma, Buchenwald ou les îles Solovki…

Paul Lévi avait, avant presque tout le monde, perçu et dénoncé le danger du nazisme quand il était l’habitude de tourner en ridicule Hitler et son parti. Et avait très tôt aussi, avec Rosa, perçu et dénoncé la dérive de l’Union soviétique. D’avoir raison avant tout le monde et contre tout le monde est impardonnable. Lorsque Paul Lévi meurt accidentellement, en 1930, le parlement de la République de Weimar où il siégeait dans les rangs du SPD pour en organiser l’aile gauche, mener le combat pour une République socialiste et la résistance au nazisme, tous les députés se lèvent pour lui rendre hommage. Tous, sauf ceux de deux groupes: les nazis et les communistes quittent la salle. Ensemble.

Notre chroniqueur est conseiller municipal carrément socialiste en Ville de Genève.

Samedi 5 octobre à 11h, à la Librairie Basta à Lausanne, Pages de gauche organise une conférence de Vincent Présumey, coauteur avec Jean-François Claudon de Paul Levi, l’occasion manquée, aux éditions de Matignon.

Opinions Chroniques Pascal Holenweg

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