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Les 100 millions de morts et la LPTab

Dans une lettre ouverte, Roland Niedermann, médecin, interpelle les conseiller-e-s aux Etats sur la Loi sur les produits du tabac (LPTab): la politique tabagique suisse va à l’encontre de la convention-cadre de l’OMS pour la lutte antitabac.
Santé publique

Madame la conseillère aux Etats, Monsieur le conseiller aux Etats, Le Conseil des Etats débattra sous peu une nouvelle fois la Loi sur les produits du tabac (LPTab) proposée par le Conseil fédéral et je vous demande de prendre en considération les arguments médicaux suivants:

Vous savez que, chaque année, 9500 êtres humains meurent prématurément dans notre pays suite à la consommation des produits du tabac. Ce chiffre figure dans la présentation de la Loi sur les produits du tabac que le ministre de la Santé a adressée en 2017 au parlement et au public. Ces 9500 décès prématurés représentent un défi pour chaque être humain et en particulier pour vous, membre de la Commission de la santé, mais aussi pour le médecin.

L’Office fédéral de la santé publique (OFSP) a la tâche d’informer le monde politique, économique et des assurances sociales au sujet de l’épidémie mondiale du tabac. Médicalement parlant, cette épidémie est liée à la dépendance neuronale à la nicotine (addiction). Elle constitue la base des autres maladies liées au tabagisme et est ainsi responsable des 8 millions de morts prématurées dans le monde. Ce chiffre est annuellement communiqué par l’Organisation mondiale de la santé (OMS)1>Selon les communiqués annuels de l’OMS, il s’agit de 5 millions et plus de morts prématurées, ce qui cumule plus de 100 millions de morts évitables depuis l’année 2000. qui en tire la conclusion: la pandémie tabagique représente aujourd’hui le plus grand défi de la santé publique au monde. Contre ce fléau, l’OMS a élaboré la convention-cadre de la lutte antitabac (CCLAT) que le conseiller fédéral Pascal Couchepin a signée le 25 juin 2004. Mais la politique suisse en matière de tabac empêche sa ratification par notre pays. Et la LPTab du Conseil fédéral, corrigée en faveur de l’industrie du tabac par le parlement, prolongera encore pour longtemps cet empêchement.

Comme la guerre, l’épidémie du tabac est une œuvre de l’homme particulièrement lucrative. Elle nourrit non seulement l’industrie du tabac et son marché (y inclus les affaires du marketing), mais aussi la Confédération, via l’imposition des malades du tabac et des multinationales du secteur, dont le nombre par habitant n’est nulle part aussi élevé ailleurs dans le monde. Cette donnée confère à notre pays une responsabilité particulière par rapport à la consommation mondiale de tabac et le confronte au fait que, depuis le début du siècle, la pandémie tabagique est plus redoutable que les guerres menées par l’homme: elle a à son actif 100 millions de morts2>Selon les communiqués annuels de l’OMS, il s’agit de 5 millions et plus de morts prématurées, ce qui cumule plus de 100 millions de morts évitables depuis l’année 2000..

La consommation est taxée via la TVA et la consommation nicotinique est soumise à une taxation supplémentaire. Ces deux taxes renflouent les caisses de l’Etat, dont celle de l’AVS. L’Etat taxe donc la maladie, et des milliards entrent dans son budget ordinaire et dans celui de l’AVS. Pourtant, les responsables, en particulier le conseiller fédéral le Dr Ignazio Cassis, médecin et spécialiste en santé publique, ainsi que le ministre de la Santé et l’OFSP, savent que:

1) l’addiction nicotinique est une maladie, ce que le Tribunal fédéral vient justement de reconnaître3>Communiqué du Tribunal fédéral concernant le Jugement 9C_724/2018 du 17.07.2019.; 2) la nicotine, avec ou sans E- ajouté [cigarette électronique], conditionne le cerveau; c’est pourquoi elle ne peut nullement être comparée aux produits servant les autres organes du corps ne disposant pas de potentiel addictif; 3) cette maladie tue progressivement le gros des consommateurs dépendants. Ainsi, l’addiction tabagique fait partie des épidémies de la consommation qui constituent le plus grand défi actuel de la santé publique, avec les répercussions que l’on sait sur les primes maladie.

Il en résulte que taxer le malade d’une épidémie en faveur de la caisse de l’Etat au lieu d’allouer cet argent à la lutte contre les causes du problème est un crime contre l’humanité. Taxer des malades n’est pas dans l’ordre du naturel; il s’agit d’une décision politique souveraine dont vous êtes responsables, vous et d’autres parlementaires formant le législatif. Il incombe à vous et à eux de mettre fin à cette monstruosité.

La LPTab actuelle et la taxation de la maladie sans utilisation des recettes à des fins de prévention sont contraires à la déontologie médicale, laquelle définit comme missions premières la protection de la vie et le maintien de la santé humaine. C’est pourquoi le corps médical exige une loi en accord avec la CCLAT et sa ratification prochaine.

La politique tabagique suisse va à son encontre sur trois points:

1) La science médicale pose le diagnostic d’épidémie, par conséquent toute législation y relative a sa place dans la Loi sur les épidémies existante; la LPTab ne mentionne nulle part ce rapport.4>Cf. les prises de position des médecins lors de la procédure de consultation début 2018.; 2) Ce choix politique indique qu’il n’incombe pas à la science de poser des diagnostics, mais à l’économie et au politique, qui consultera éventuellement l’industrie du tabac, ce qui rallume le souvenir de la cause Galilée, et 3) le parlement et le gouvernement ne semblent pas vouloir reconnaître la déontologie de la FMH. Au lieu de combattre le fléau du tabagisme, cette politique favorise les maladies de la consommation et devient coresponsable des décès qui en découlent.

L’argent de la taxation du tabac appartient à la lutte contre l’épidémie tabagique. Il faut comprendre qu’il n’existe pas de droit pour transformer en affaire lucrative la maladie. Ce principe agit à l’encontre de celui de la vie, que tout médecin s’est formellement engagé à respecter en choisissant d’exercer cette profession; ceci est également valable pour l’Etat.

Notes[+]

* Docteur en médecine, Genève.

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