Contrechamp

Etes-vous aussi égyptomaniaque?

L’Egypte ancienne exerce une véritable fascination sur l’Occident. Sa civilisation, réelle ou fantasmée, a conquis tant l’archéologie et la recherche que des pans entiers de notre imaginaire. Décryptage d’une ensorcelante attraction par les spécialistes Cathie Spieser et Michel Viegnes, de l’université de Fribourg.
Etes-vous aussi égyptomaniaque?
D’incessantes découvertes archéologiques continuent d’alimenter, jusqu’à nos jours, la passion égyptomaniaque à travers le monde entier. Cet imaginaire égyptisant a produit un corpus d’œuvres très diverses. Photo: exposition Toutankhamon, Paris, mars 2019. FLICKR/CC/ THE FARM
Egypte antique

La culture de l’Egypte antique a soulevé une curiosité aussi vive que dévorante en Europe, dès l’époque médiévale. Celle-ci s’est muée en un intérêt à la fois historique et archéologique qui, à son tour, a suscité un engouement appelé «égyptomanie», manifestant cet attrait pour l’Egypte antique à travers divers modes d’expression (littérature, arts graphiques, cinéma…).

Que l’on soit enfant ou adulte, lorsque nous contemplons les reliefs et les inscriptions des monuments que l’Egypte pharaonique nous a légués, on ne peut qu’être saisi par la fraîcheur des représentations. Chacun de nous se sent proche de cette vie grouillante et colorée et notre regard est comme captivé par les inscriptions aux effets de bande dessinée. Les Egyptiens expriment avec exubérance leur amour pour la vie et, par-dessus tout, leur profond désir de la poursuivre par-delà la mort, grâce aux vertus magiques de l’image, consubstantielle aux êtres et aux choses figurés.

Folie égyptienne et poudre de momie

Bien avant l’égyptomanie, l’intérêt pour l’Egypte, du Moyen Age aux Lumières, porte essentiellement sur les œuvres hermétiques dont la rédaction fut attribuée à Hermès Trismégiste, identifié au dieu égyptien Thot, dieu de la médecine, de l’écriture et du temps. Mais ces œuvres rédigées aux IIIe ou IIe siècles avant notre ère, ne renferment que peu d’éléments véritablement égyptiens. Les monuments, alors indéchiffrables, paraissent détenir un savoir secret, d’une sagesse suprême.

Participant de cet intérêt pour un savoir teinté de mystère, la momie égyptienne connaît un succès particulier et possède, à elle seule, une histoire dans l’Histoire. Mais avant la momie, il y a eu la mumia, substance médicinale obtenue à partir des momies égyptiennes. Le terme mumia désigne à l’origine le bitume, produit minéral utilisé dans la médecine arabe dès le Xe siècle pour soigner les plaies, les fractures et, en interne, les ulcères d’estomac et la tuberculose. Les Croisés en rapportent de Perse et de la Mer Morte, mais l’approvisionnement est difficile. A partir du XIIIe siècle, on utilise donc les momies «bitumeuses» d’Egypte, en confondant la matière minérale avec les corps traités et noircis d’onguents et de bitume, alors que ce dernier n’était employé qu’à partir de la Basse Epoque.

La médecine médiévale occidentale attribue de nombreuses vertus aux momies, des corps préservés de la putréfaction, et recommande leur utilisation thérapeutique pour, entre autres, figer le sang, stopper les hémorragies. La mumia est mentionnée dans presque tous les ouvrages de médecine datant du XIIIe au XVIIe siècle et, si on l’utilise essentiellement sous forme de poudre, elle existe également sous forme de sirops, de suppositoires, de lavements, d’onguents et de pastilles pour la gorge. Il existe alors une «route de la mumia», voie commerciale maritime dont les bateaux rapportent la poudre au milieu d’autres épices.
Cet usage médicinal de la mumia perdure jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, en dépit des dénonciations d’Ambroise Paré, dans son Discours de la momie et de la licorne daté de 1582, de cette poudre qui, selon lui, fait vomir et fait plus de mal que de bien. Il dénonce également un important trafic autour de cette substance dont la demande est si forte qu’elle génère des contrefaçons, en Egypte et ailleurs, utilisant des corps de défunts contemporains, couverts de poix et séchés au four avant de finir dans les moulins.

Rassasier les curiosités

A partir du XVIe siècle, le commerce avec les Echelles du Levant – ces ports longeant la côte nord-africaine et proche-orientale jusqu’à Constantinople – permet l’importation de momies entières, destinées à satisfaire la curiosité des collectionneurs. Objet reflétant l’ordonnancement de la nature et investie de mystère, la momie occupe désormais une place de choix dans les cabinets de curiosité des XVIe et XVIIe siècles, où elle représente l’antique savoir hermétique. On les importe en Europe par milliers, entières mais aussi en morceaux, pour être vendues aux érudits, collectionneurs, médecins et apothicaires. La curiosité a rapidement conduit à déballer les momies, lors de séances destinées à divertir la haute société, mais les corps ainsi exposés ne se conservent pas et finissent détruits.

A la suite de ces premiers «contacts», on s’intéresse enfin à l’histoire de l’Egypte. A partir du XVIIIe siècle, on veut visiter le pays. Les récits des premiers voyageurs contribuent au développement de toute une littérature égyptisante, et aussi d’une peinture orientaliste. Mais c’est l’expédition de Bonaparte qui va véritablement marquer le début de l’intérêt scientifique pour l’Egypte. L’une des conséquences de cette expédition est la course au déchiffrement des hiéroglyphes, grâce à la découverte de la Pierre de Rosette, course remportée en France par Champollion en 1822. Il est désormais possible de faire parler les monuments égyptiens. Le déchiffrement des hiéroglyphes a fondé la création de l’égyptologie comme discipline scientifique non seulement en Europe, mais aussi en Egypte, où l’on crée le Musée du Caire et le Conseil suprême des Antiquités égyptiennes. Le XIXe siècle est l’époque où l’on remplit les musées d’antiquités égyptiennes.

Au début du XXe siècle, la Grande-Bretagne et les Etats-Unis sont particulièrement fascinés par l’une des découvertes les plus marquantes de l’histoire de l’égyptologie: la tombe de Toutankhamon, retrouvée par Howard Carter en 1922, qui fait actuellement l’objet d’une exposition à Paris, à la Grande Halle de la Villette1>Jusqu’au 22 septembre 2019, https://expo-toutankhamon.fr/. Depuis, d’incessantes découvertes archéologiques continuent d’alimenter, jusqu’à nos jours, la passion égyptomaniaque à travers le monde entier.

De la science à l’imaginaire

Cet imaginaire égyptisant a produit un corpus d’œuvres très diverses; d’un côté des romans plus ou moins historiques, comme ceux de l’Allemand Georg Moritz Ebers, par ailleurs égyptologue reconnu, du Polonais Bolesaw Prus, du Finlandais Mika Waltari, de l’Albanais Ismaïl Kadaré ou de la Franco-Libanaise Andrée Chedid. En marge de ces œuvres ambitieuses, le roman égyptisant de moindre qualité littéraire est, quant à lui, devenu un sous-genre établi du roman historique récent et contemporain, ce qui témoigne des attentes toujours renouvelées d’un large public.

D’autre part, la riche mythologie égyptienne, avec ses divinités et ses cultes, a nourri de nombreux fantasmes depuis le XIXe siècle, mais aussi un merveilleux parfois poétique, chez Théophile Gautier par exemple, quelquefois sombre au contraire, comme il se donne à lire chez H.P. Lovecraft ou à voir dans la bande dessinée et dans le cinéma, qui exploite le thème de la momie dès l’époque du muet, avec Die Augen der Mumie Ma d’Ernst Lubitsch en 1918.

La civilisation pharaonique fascine à la fois par sa grande antiquité et par la place qu’elle occupe dans la tradition biblique. Par son rapport particulier au temps et à la mort, peut-être constitue-t-elle aussi une uchronie2>Dans la fiction, l’uchronie est un genre qui repose sur le principe de la réécriture de l’Histoire à partir de la modification d’un événement du passé (source: wikipedia), ndrl consolatrice, aux yeux d’un monde moderne marqué par un sentiment d’évanescence et une conscience linéaire de l’histoire.

Car la question demeure: comment un monde mort depuis vingt-cinq siècles peut-il parler encore si puissamment à notre imaginaire collectif? Cette question sera débattue lors d’un colloque international qui se tiendra à l’université de Fribourg, les 6 et 7 mars 2020, sous l’égide de l’Institut de littérature générale et comparée, organisé par Sabine Haupt, Cathie Spieser et Michel Viegnes, «Ton rêve est une Egypte: L’imaginaire de l’Egypte pharaonique dans la littérature et les arts», ouvert à toute personne intéressée.

Notes[+]

Article paru dans Universitas, n° 4, 2018-2019, le magazine scientifique de l’université de Fribourg.

Cathie Spieser est chargée de cours en égyptologie à l’université de Fribourg. Elle enseigne la civilisation égyptienne, en particulier la religion, l’histoire et la langue hiéroglyphique.
Michel Viegnes est professeur de littérature française, spécialiste des XIXe et XXe siècles à l’université de Fribourg. Il s’intéresse en particulier aux thématiques du fantastique et de l’imaginaire, ainsi qu’aux représentations de la peur dans la littérature, les arts graphiques et le cinéma.

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