Chroniques

L’éthique de la critique

Comment se comporte-t-on quand un problème éthique se pose dans la vie professionnelle?
L'actualité au prisme de la philosophie

Typologie des comportements. Il existe tout un ensemble de travaux qui s’intéressent à l’éthique professionnelle. Parmi ceux-ci, un sous-champ plus particulièrement consacré aux leaderships éthiques se concentre sur le comportement éthique des personnes qui sont en position de décideurs. La chercheuse canadienne Lyse Langlois a réalisé plusieurs travaux portant sur cette question1> La conférence qu’elle a donnée en 2015 pour l’ordre des pharmaciens constitue une bonne introduction à ses travaux. Elle s’intéresse aux attitudes que peuvent adopter les personnes face à une situation qui pose un problème éthique.

Les personnes qui adoptent un comportement immoral font primer leur intérêt personnel au détriment des considérations éthiques. Il est vrai que lorsque l’on pense à un individu dont on admire le comportement pour son intégrité éthique, il ne semble pas que les personnes du même type soient tournées avant tout vers leur intérêt personnel égoïste.

Il existe un second type d’individu: celui qui adopte une attitude amorale. Cet individu évite de se poser les questions en termes éthiques, se contentant de les aborder en termes techniques. Le fait, au contraire, de percevoir les problèmes éthiques qui apparaissent lors d’une situation, c’est ce que les chercheurs en éthique appellent la sensibilité éthique.

Le raisonnement éthique. Outre les attitudes adoptées face à une situation impliquant un problème éthique, Lyse Langlois s’est intéressée aux différentes dimensions du raisonnement éthique. La première dimension est l’éthique de la justice. Les personnes qui accordent la prédominance à cette approche se caractérisent par une attitude très légaliste. Elles font toujours référence au respect du règlement. Mais en réalité, ce sont des personnalités qui sont à la limite de l’amoralité. En fait, elles peuvent être avant tout soucieuses de se couvrir et d’éviter les ennuis.

La seconde dimension est l’éthique de la sollicitude (ou éthique du care). Les personnes qui accordent une importance à cette dimension, face à une situation éthique, se soucient du bien-être et de la santé des autres personnes. Enfin, la troisième dimension est l’éthique de la critique. Les personnes qui mettent en avant cette dimension sont sensibles aux injustices que subissent certains groupes sociaux discriminés. Cette troisième éthique, inspirée de l’Ecole de Francfort, présente une très grande similarité avec la pédagogie de Paulo Freire. Lyse Langlois, comme d’autres chercheurs nord-américains, considèrent que le jugement éthique en pratique doit faire appel à ces différentes dimensions.

Par exemple, une personne qui est avant tout orientée vers l’éthique de la critique peut dénoncer des injustices, mais peut le faire d’une manière brutale qui peut conduire à blesser autrui. L’éthique de la sollicitude peut l’aider à faire preuve de davantage de tact.

En fait, l’un des enjeux des travaux de Lyse Langlois consiste à montrer qu’il est possible, par la formation, de développer ces différentes dimensions éthiques. En effet, certaines personnes ne prennent en compte face à une situation que deux dimensions éthiques, d’autres qu’une, certaines même aucune (ce sont les personnes amorales ou immorales).

Un autre point que Lyse Langlois a mis en lumière dans ses travaux est le fait que la dimension éthique la plus corrélée à la sensibilité éthique est l’éthique de la critique.

Implication de ces travaux. Si ces travaux sont centrés sur le leadership éthique, il me semble qu’ils ont une implication plus large. En effet, ils semblent permettre de comprendre certaines expériences de la vie sociale. Ainsi, alors qu’une personne percevra un problème éthique dans une situation donnée et pourra même en être révoltée, une autre, face à la même situation, ne le percevra pas et pourra même répondre «je ne vois pas du tout ce qui te pose problème». Pour remédier à cette insensibilité éthique, il faudrait développer des formations en éthique. Mais, assez paradoxalement, il semble que l’éthique de la critique soit le type d’éthique le plus inaudible dans le monde professionnel, alors que c’est celui qu’il faudrait le plus développer. C’est l’éthique que l’on trouve chez les grand-e-s leaders comme Martin Luther King ou Gandhi, qui dénoncent la situation des groupes opprimés.

Il y a comme une sorte de contradiction. La formation des leaders, en particulier économiques, les conduit à mettre en avant le raisonnement utilitariste qui ne semble pas particulièrement caractériser le leadership éthique. Et, à l’inverse, l’éthique de la critique semble exactement être le type d’éthique dont ne veut pas entendre parler une entreprise; elle ressemble bien plus à l’éthique du militant syndical.

 

 

Notes[+]

* Enseignante en philosophie et chercheuse en sociologie, présidente de l’IRESMO, Paris, iresmo.jimdo.com. Publications récentes: Bréviaire des enseignant-e-s – Science, éthique et pratique professionnelle, Editions du Croquant, 2018, et Philosophie critique en éducation, Didac-philo, 2018.

Opinions Chroniques Irène Pereira

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