L’expression du racisme en démocratie
En juillet 2011, Anders Breivik avait procédé à un carnage sans précédent en Norvège. Sa haine déclarée allait aux étrangers, et particulièrement aux musulmans, qu’il accuse de vouloir coloniser l’Europe et l’Occident. Mais elle allait aussi au système politique et social de son pays, un pays démocratique et pacifié qu’il accuse d’encourager la diversité et de faire la part belle à certaines composantes négatives de la société: les syndicats, les partis politiques, notamment ceux de gauche, les mouvements féministes, les homosexuels, les intellectuels et les artistes1.
Le massacre perpétré par Breivik était certes un acte individuel et isolé2, mais l’on ne peut le comprendre que si on le met en perspective. Il relève, en effet, d’un courant de pensée, le racialisme, qui dès le milieu du XIXe siècle a mis sur pied un cadre théorique et idéologique pour penser les différences: aussi bien celles entre les peuples et les cultures qu’entre les classes sociales, les sexes, les normaux et les anormaux, en les ramenant pour l’essentiel à des caractéristiques physiques. C’était l’époque de la compromission de la science avec l’ordre dominant, de la «mal-mesure de l’homme»3 qui a poussé certains à prédire, voire à appeler de leur vœu, la disparition des peuples non civilisés et des «races inférieures», ou encore celle des classes défavorisées, appelées aussi «classes dangereuses» ou «classes criminelles», et des handicapés.
Le racisme correspond à une catégorie de perception de l’espace social, à un ordre de classement et de hiérarchisation au sein d’une société divisée en classes, en groupes d’intérêts ou en idéologies concurrentes. C’est un système efficace qui naturalise et essentialise les différences, renvoyant les divers groupes à des caractéristiques intrinsèques, d’ordre physique ou culturel, réputées indépassables et exclusives les unes des autres, et les légitime de ce fait.
Certes, après le génocide nazi, le racisme a été condamné par les instances internationales – notamment à travers la déclaration de l’Unesco de 1950 qui souligne que «la race est moins un phénomène biologique qu’un mythe social»4 et l’ouvrage de l’anthropologue Claude Lévi-Strauss Race et histoire publié en 1952 sous l’égide de cette même organisation5. Du coup, la notion de «race»6 s’est retirée de l’espace public, mais elle a été aussitôt remplacée par l’ethnie ou la culture qui ont été racialisées et ont commencé à fonctionner comme un euphémisme pour race. Autrement dit, la culture de la violence exterminatrice qui est sous-jacente au racisme n’a pas disparu. Ce qui avait fait dire à Imre Kertész, écrivain hongrois, prix Nobel de littérature en 2002 et survivant des camps de concentration nazis, que «notre époque n’est pas celle de l’antisémitisme, mais celle d’Auschwitz. L’antisémitisme de notre époque ne se défie pas des juifs, il veut Auschwitz»7. Bref, ce sont la haine et la discrimination qui constituent le moteur du racisme.
L’expression du racisme contemporain
Il faut dans ce sens prendre au sérieux le délire apparent de Breivik et de ceux qui partagent ses idées. Derrière chaque idéologie éradicatrice et purificatrice se loge une vision du monde, un programme politique, fondés sur l’identification d’un ennemi à abattre. Ainsi, par exemple, les partisans de la tendance Tea Party aux Etats-Unis, cette émanation extrémiste mais non moins influente du Parti républicain, conçoivent la politique intérieure de leur pays comme une guerre raciale et la politique extérieure comme une guerre des civilisations.
Cette haine trouve un terreau, un fertilisant dans les conditions politiques, économiques, sociales et culturelles ambiantes. Elle est au soubassement de la construction de l’«autre-ennemi» et de son expulsion hors de soi. A cet effet, il y a lieu de parler de production d’une culture de la haine à laquelle nous serions tous plus ou moins soumis, plus ou moins réceptifs et qui nous conditionne en retour. Une fabrication à laquelle participent notamment des intellectuels, des hommes politiques, des responsables des médias, etc.
Le monde contemporain est devenu une machine dans laquelle les individus sont atomisés et les tâches fragmentées. Chacun fait partie de la chaîne, sans en concevoir l’ensemble. On croit penser mais on ne fait que reproduire des idées qui ne nous appartiennent pas ou que l’on n’a pas produites nous-mêmes. Dans un système économique marqué par la dérégulation et l’exclusion, qui sacrifie des pans entiers de la société, nous avons peur, comme l’a souligné le philosophe Jacques Derrida8, d’être sacrifiés à notre tour, d’où l’indifférence face aux inégalités, aux exclusions et aux violences extrêmes, dans laquelle nous tombons fréquemment.
Plusieurs idéologies contemporaines peignent le monde en blanc et noir, en bon et méchant, en ami et ennemi. Les populismes et les racismes européens et nord-américains, qui cultivent les différences et les exclusions, forment une figure de gémellité avec les fondamentalistes islamistes. Les extrêmes des deux bords sont en fait d’accord sur la théorie du «choc des civilisations»9 qu’ils insèrent à l’intérieur même de chaque culture, de chaque société. Cette théorie s’accorde avec une vision manichéenne du monde et une conception hégémonique du politique. Elle s’appuie en outre sur la conviction de la suprématie d’une religion, d’une civilisation ou d’une «race» sur les autres, d’un sexe sur l’autre, d’une classe sociale sur une autre, d’une forme de sexualité sur une autre. Nous avons souvent affaire à des forces qui s’opposent à l’émancipation et à l’autonomie. Des forces qui commencent à exercer leur pression d’abord sur les groupes minoritaires ou dominés, comme les étrangers, les pauvres et les déclassés, mais aussi les femmes et les minorités sexuelles, avant d’étendre leur influence et d’imposer leur vision au reste de la société.
Toutefois, à l’intérieur même de l’expression raciste, il faut tenir compte de l’intersectionnalité entre genre, culture, classe sociale, religion et forme de sexualité qui se combinent différemment, selon les situations et les contextes, avec la race pour donner lieu à une hiérarchie dans l’échelle du rejet et de l’exclusion. Il en est ainsi, par exemple, des femmes noires américaines qui subissent le double préjudice de la race et du genre et pour certaines d’entre elles celui de la classe sociale et de l’orientation sexuelle ou encore des femmes musulmanes qui subissent l’opprobre à cause à la fois de leur religion, particulièrement dévalorisée en Occident, et de leur statut de femmes, enjeu de contrôle des divers patriarcats.
Racisme et sexisme: une matrice commune
La pensée raciste partage des représentations sur la société, la culture et le genre, qu’elle fait relever d’une transcendance d’ordre «racial» et physique ou d’ordre religieux et idéologique. Ce type de pensée pose en fait, explicitement ou implicitement, une homologie entre les deux catégories de «race» et de «femme» en tant qu’elles sont toutes deux considérées comme des catégories inférieures. De catégories sociales, historiquement et culturellement construites, le genre comme la race deviennent des évidences, des secondes natures.
La «race», en effet, ne relève pas de l’hérédité du sang ou des gènes, comme a tendance à le croire le sens commun. Elle résulte de la discrimination sociale devenue raciale. C’est le travail dans les plantations qui a produit une race de «nègres» à partir d’individus de différentes origines et conditions. De la même façon, la catégorie de «femmes» n’acquiert de pertinence qu’en regard de la domination masculine. Ce n’est pas leur «nature biologique» qui définit les femmes, mais leur expérience de rapports sociaux hiérarchiques qui leur assignent une place et un rôle inférieurs dans une société patriarcale10.
Le propre d’une pensée raciste ou sexiste est de court-circuiter la complexité des problèmes politiques, sociaux et économiques. Sa représentation du monde social simplifie les choses tout en les synthétisant. En prétendant offrir une réponse massive, rapide et définitive, elle donne à l’actrice-teur social-e l’impression de maîtriser son destin. Pour la contrer, il faut continuer sans relâche à démonter les mécanismes de domination sur lesquels elle repose et les expliciter dans un débat démocratique.
Culture et démocratie
Comme l’affirme le philosophe canadien Charles Taylor11, on doit pouvoir, dans une démocratie ouverte, discuter de toutes les questions et veiller à élaborer ensemble une politique de compromis basée sur la reconnaissance des différentes composantes de la société. A cet égard, la culture doit apparaître comme le produit d’échanges, d’interactions et d’emprunts et non l’expression d’une identité primordiale, donnée une fois pour toutes. Toute culture qui prétend défendre une identité exclusive ne fait que réprimer la dimension universelle en son sein. La culture correspond à une circulation de sens. Son contenu dépend du projet social, politique, symbolique et esthétique qui la sous-tend. Certains la considèreront comme une structure ouverte et dynamique, fondée sur un esprit critique, sur la solidarité sociale et la dignité humaine. D’autres la verront comme une pédagogie de soumission à l’autorité, comme un espace d’imposition de valeurs dominantes (de type patriarcal, sexiste, racial ou ethnique), ou encore comme un instrument d’exploitation économique.
Le risque est de figer la culture. On donnera pour éternelles certaines valeurs. On les donnera pour avoir été toujours ce que l’on prétend qu’elles sont aujourd’hui, et ceci en lien étroit avec une finalité d’exclusion politique, économique ou sociale. C’est ce que l’on peut appeler la naturalisation de la culture ou sa racialisation, c’est-à-dire qu’une telle notion est donnée comme une part constitutive de l’individu qu’il aurait héritée de son groupe et dont il ne pourrait jamais se départir, exactement comme l’idéologie raciale prétend que les individus sont le produit de caractéristiques physiques qui les transcendent et les déterminent dans ce qu’ils sont intimement.
Aujourd’hui la religion elle-même est naturalisée, voire racialisée. Elle est considérée comme la qualité déterminante de l’identité au détriment de toutes les autres composantes, telles la langue, la nationalité, la culture, la classe sociale, le genre, la profession, la sexualité, etc., et ce alors même que la pratique et la foi ont nettement reculé, montrant par là que la religion dans l’espace public fonctionne essentiellement comme une catégorie de classement. La religion joue alors un rôle polémique d’identification et d’exclusion, contribuant ainsi à masquer les véritables enjeux sociaux, économiques et culturels qui travaillent la société.
* Anthropologue, professeur honoraire de l’université de Lausanne. Extrait de la conférence donnée par l’auteur dans le cadre de Connaissance 3, à Morges, le 1er février 2019. Article paru sous le titre original «L’expression du racisme dans une société démocratique» dans REISO, Revue d’information sociale, mis en ligne le 11 avril 2019, www.reiso.org
1 Voir notamment la pièce du dramaturge suisse Milo Rau Breivik’s Statement. Performance, international-institute.de/en/breiviks-statement/
2 Cet acte fut néanmoins réitéré en Nouvelle-Zélande le 15 mars 2019 par un dénommé Brenton Harrison Tarant, un admirateur direct de Breivik et adepte de la thèse du «grand remplacement», qui prédit la disparition de la «race blanche» sous les assauts des «envahisseurs». Son attaque de deux mosquées dans Christchurch s’est soldée par 49 morts et 20 blessés.
3 Stephen J. Gould (1986 [1981]), La Mal-mesure de l’homme, Paris, Le Livre de Poche.
4 Unesco (1960), Le racisme devant la science, Paris, Unesco/Gallimard.
5 Claude Lévi-Strauss (1960 [1952]). Race et histoire. Paris, Gonthier.
6 Du point de vue des biologistes, et depuis longtemps déjà, la race, fondée sur des caractéristiques physiques ou génétiques, ne présentait aucune pertinence. Voici ce qu’en dit le généticien des populations André Langaney: «on ne peut pas définir une communauté, aussi isolée soit-elle, par ses seules caractéristiques génétiques, (et) si l’on peut identifier un individu par sa signature génétique, il est techniquement impossible de faire de même pour un groupe entier (car) il n’y aura jamais assez de différences génétiques pour cela entre deux communautés distinctes» (propos rapportés dans le journal Le Temps du 1.9.1998, p. 38).
7 Imre Kertész (2009), L’Holocauste comme culture, Arles, Actes Sud, p. 87.
8 Jacques Derrida (1999), Donner la mort, Galilée, Paris.
9 Son promoteur le plus célèbre est l’essayiste américain Samuel Huntington, auteur de Le choc des civilisations, Paris, Odile Jacob, 1997.
10 Voir Colette Guillaumin (1992), Sexe, race et pratiques de pouvoir, Paris: Côté-femmes.
11 Charles Taylor (1994), Multiculturalisme. Différence et démocratie, Paris, Aubier.