Société

Présages de fin d’un monde

Les collapsologues, qui jugent l’effondrement de notre société inéluctable, ont de plus en plus d’écho.
Présages de fin d’un monde
L’effondrement de la société avait déjà été théorisé en 1972 avec le rapport Meadows, à la demande du club de Rome. LDD
Série d'été

A Lausanne, hier, le mouvement Extinction Rebellion organisait une conférence intitulée «Pourquoi allons-nous vers notre extinction et comment l’éviter». «Nous vivons la sixième extinction de masse1>La Terre a connu cinq autres grandes extinctions, la dernière et la plus connue étant la disparition des dinosaures il y a 66 millions d’années et sommes dans un tel stade de crise que l’humanité est en danger», nous explique Aymone Kaenzig, intervenante et membre d’Extinction Rebellion.

Climat: penser l’avenir (I)

Alors que tous les voyants sont au rouge et que nous fonçons dans le mur, comment agir face à la catastrophe écologique qui touche tous les aspects de la société? Comment se projeter collectivement vers l’avenir? Le Courrier propose des pistes de réflexions.

La thèse de l’effondrement du monde tel que nous le connaissons gagne du terrain. Les chercheurs français Pablo Servigne et Raphaël Stevens ont popularisé dès 2015 le néologisme «collapsologie». Celui-ci décrit un processus au cours duquel la civilisation fondée sur les énergies fossiles s’effondre, entraînant dans sa chute les infrastructures, les chaînes d’approvisionnement. La production de pétrole baisse et des pans de l’économie s’écroulent dans un effet domino. Le réchauffement climatique s’emballe, rend des milliards d’hectares de terres incultivables et l’eau potable se raréfie, provoquant conflits, famines et épidémies.

Déjà été théorisé en 1972

L’effondrement de la société avait déjà été théorisé en 1972, avec le rapport Meadows. A la demande du club de Rome, les chercheurs s’étaient penchés sur les conséquences de la croissance illimitée et prédisaient un effondrement des ressources et de l’économie dès 2030 et en 2100 au plus tard. Une thèse qu’ils confirmeront en 2004 avec la mise à jour de leurs données.

Les collapsologues prédisent la disparition de la moitié de la population mondiale. Leurs noires perspectives ne concernent pas les cent prochaines années, mais les années 2030 ou 2050. Soit demain. Ces conclusions ont de quoi donner le vertige, poussent à fermer son journal… Ou à tout faire pour renverser la balance, à l’instar des mouvements de lutte radicale.

Un mouvement réactionnaire?

La collapsologie suscite les critiques de Daniel Tanuro, environnementaliste belge, membre de la gauche radicale et auteur de L’impossible capitalisme vert. Dans un article paru dans la revue Contretemps, il dénonce des conceptions «forts discutables et mêmes dangereuses», à la lecture de l’ouvrage Une autre fin du monde est possible, de Pablo Servigne et Raphaël Stevens.

Jugeant l’effondrement inévitable, les deux collapsologues évacuent les luttes sociales au profit d’une «processus de deuil» et d’une «transition intérieure», critique Daniel Tanuro. Il leur reproche d’annoncer un effondrement anxiogène en omettant d’articuler les transformations de l’environnement aux phénomènes socio-politiques (capitalisme, industrie, gouvernements).

D’autre part, en affirmant que l’apocalypse n’est pas incompatible avec un happy collapse (effondrement heureux), Pablo Servigne et Raphaël Stevens évacuent son impact sur les plus pauvres… tout en affirmant que l’effondrement aura pour conséquence la disparition de la moitié de l’humanité.

Lorsque les collapsologues invitent leurs lecteurs masculins à pratiquer des rituels initiatiques, Daniel Tanuro y voit une «régression archaïque». Les «week-ends d’initiation du nouveau guerrier» de ManKind Project conseillés aux hommes, ont été fondés pour répondre à la vague féministe des années 80. «C’est une branche du mouvement masculiniste», avertit Daniel Tanuro. SDT

Pourtant, les chantres de la collapsologie ne croient pas à un renversement possible. Paradoxalement, ils refusent le fatalisme. Leur dernier ouvrage, Une autre fin du monde est possible ,cherche des solutions collectives pour un nouveau vivre-ensemble. Il a été préfacé par Dominique Bourg, philosophe et chercheur en Sciences de l’environnement à l’université de Lausanne. Collapsologue lui aussi? «Disons que je suis un compagnon de route de la collapsologie, sans réduire mes travaux à ce sujet», rapporte-t-il.

La chute de l’Empire romain

Pour Dominique Bourg, également candidat en France pour les élections européennes sur la liste «Urgence Ecologie», la théorie de l’effondrement est très crédible, vu l’extinction massive des espèces et le réchauffement climatique en cours. «Le rapport du Giec d’octobre 2018 est le premier à ramener les gens vers le présent. Il nous reste dix ans pour réduire nos émissions de CO2 de moitié, le défi est gigantesque», relève-t-il. Et l’emballement s’accélère. Pour la première fois en 2019, les canicules sévissent en même temps aux Etats-Unis et en Europe. «En France, des vignes ont littéralement grillé avec des températures qui ont atteint 46  °C. Elles n’ont plus de feuilles ni de fruits. En Arctique, il fait actuellement 2°C. Tout cela sent le roussi», s’inquiète le philosophe.

Dominique Bourg ne croit pas en un effondrement global soudain, où le monde entier se réveillerait un matin avec des supermarchés vides. «Il y aura toujours des spots de biodiversité, des différences locales importantes. Mais il est difficile de prévoir ce qui va nous arriver, vu que nous n’avons encore rien vécu de tel.» Il prédit un decrescendo sur de longues années, à l’instar de la chute de l’Empire romain.

Ce printemps, l’association étudiante de l’université de Lausanne a accueilli sur le campus un cycle de conférence sur le déclin de la société. Organisateur de l’événement, l’ingénieur consultant en énergie Adrien Couzinier s’est rallié à la collapsologie après avoir lu le rapport Meadows lors de ses études. «Entre l’imminence du pic pétrolier et le réchauffement climatique, je me suis dit qu’on allait forcément vers l’effondrement», explique-t-il. L’ingénieur rappelle que le pétrole est utilisé pour 95% du transport mondial et que sa production augmente uniquement grâce au pétrole de schiste et aux sables bitumineux. «C’est un puits énergétique. Il faut énormément de ressources pour l’extraire et le transformer. Mais on continue parce que le pétrole est irremplaçable», poursuit-il. L’ingénieur constate le déni des entreprises, aux premières loges pour stopper l’emballement: «Lorsque j’ai déclaré à des cadres d’Airbus que l’aviation serait la première économie à s’effondrer, personnes ne pouvait l’entendre. Ils se raccrochent au fait qu’ils conçoivent des avions de moins en moins gourmands en pétrole. Pourtant cette consommation ne pourra pas continuer à diminuer indéfiniment ».

Paralysés par la peur?

«Plus nous entrons dans le cœur du problème, plus le déni est fort», constate pour sa part Dominique Bourg. Le philosophe insiste sur la multiplicité des effondrements, qui sont aussi politiques et moraux. «Le populisme est partout, l’Etat de droit s’effrite. Et les populistes au pouvoir nous feront perdre les dix ans qui nous restent pour changer le cours des événements.» De quoi être paralysé par la peur? «Non, être alarmant, c’est un moteur d’action», martèle le philosophe, qui compte sur la société civile, notamment sur les mouvements pour le climat et le vivant. «Un tiers de la jeunesse suisse est très sensibilisée. C’est une mobilisation forte qui devra amener les politiques à regarder la réalité».

La militante d’Extinction Rebellion Aymone Kaenzig lui fait écho: «Pour que les politiques s’emparent de la question, il faut continuer à faire changer l’opinion publique. Après les mobilisations des jeunes, cela commence à fonctionner, tous les partis s’expriment sur le vivant et le climat». L’ingénieur Adrien Couzinier, lui, juge la mobilisation trop faible par rapport à l’ampleur de l’enjeu. «Il nous reste six mois ou peut-être deux ans pour agir.» Pour autant, il estime la résilience collective nécessaire. «Emotionnellement, découvrir l’effondrement nous rend fragile. Il faut s’inscrire dans des associations, mettre en place ensemble des alternatives, s’épanouir avec les autres», conclut-il.

Vers une résilience collective

Face à l’effondrement, les collapsologues français s’opposent au survivalisme à l’américaine, jugé néfaste, et plaident pour une résilience collective. Selon Pablo Servigne, l’avenir passe par l’altruisme, la solidarité et la spiritualité.

Mais des nuances apparaissent. L’ingénieur consultant Adrien Couzinier met en garde contre une idéalisation du collectif: «Il est irréaliste de se dire qu’on se retrouvera dans des grandes communautés. Une fois que vous appartenez à un groupe, le jeu de la compétition pourra prendre le dessus, avec un risque d’inégalités face à la pénurie des ressources.» Jugeant la décroissance inévitable, il ne croit toutefois pas à l’autonomie: «Dans les éco-villages, les gens sont extrêmement pauvres. Ce mode de vie n’est pas enviable.»

Pour le philosophe Dominique Bourg, l’organisation collective de la société passe immanquablement par le politique. La construction de la résilience doit se faire avec les institutions et l’Etat. Face au réchauffement qui transforme les rues en fournaises, la résilience des villes passe notamment par la déminéralisation. «A Paris, les cours d’école sont cassées pour remettre de la terre et de l’herbe. La différence de température entre les zones minérales et arborisées atteint 6°C», note-t-il.

L’alimentation est également au cœur de la résilience. Les collapsologues s’attaquent au système industriel, jugé vulnérable parce que dépendant totalement du pétrole. «La Suisse est forte dans le système actuel mais pourrait se trouver fragilisée en cas de rupture d’approvisionnement», relève Adrien Couzinier. Actuellement, la Suisse produit 52% de la nourriture qu’elle consomme, soit l’un des taux les plus bas d’Europe.

Membre du réseau objection de croissance (ROC), Léna Abi Chaker porte ses recherches sur la résilience alimentaire. Elle plaide pour une transformation de l’agriculture, en privilégiant les petites structures connectées en réseaux et en réduisant drastiquement l’élevage de bovins, qui monopolise 66% des zones agricoles mondiales. «Une vache utilise quinze fois plus de terres qu’un porc ou un poulet», note-t-elle. Elle invite aussi les villes à planter des arbres fruitiers et des oléagineux au lieu des arbres ornementaux. «Diversifier permet de prévoir tout type de situation», juge-t-elle. SDT

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mardi 27 août 2019
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