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Frantz Fanon: vie et lutte au service des «damnés de la terre»

L'histoire en mouvement

Frantz Fanon, né le 20 juillet 1925 dans l’île de la Martinique1>La Martinique est une petite île de l’Archipel des Antilles, entre la mer des Caraïbes et le Golfe de Mexique. Sous le joug colonial français dès 1635 (et anglais pendant quelques décennies), l’île est depuis 1946 un département français d’outre-mer., a été l’une des figures prééminentes de la pensée panafricaine. Ses analyses et écrits restent encore de nos jours d’une utilité éclairante pour les peuples opprimés en lutte et pour appréhender le fonctionnement du système capitaliste actuel, qui se sert du néocolonialisme pour garantir sa survie.

Psychiatre de profession, internationaliste engagé dans le Front de libération nationale (FLN) algérien dont il deviendra le porte-parole, mais surtout écrivain au service des «damnés de la terre», Fanon est l’auteur d’ouvrages tels que Peau noire, masques blancs et Les Damnés de la terre, des lectures qui continuent à s’imposer dans les rangs de celles et ceux engagé-e-s pour un changement radical de paradigme.

Les outils théoriques et pédagogiques issus de la pensée de Fanon sont indissociables de son expérience empirique: il écrit sur ce qu’il a vécu – en tant que personne racisée au sein de la société française et en tant que témoin de la réalité coloniale algérienne – afin que cela ne se répète pas. Son œuvre découle donc de sa participation aux luttes contre l’oppression et la violence coloniales auxquelles il a été confronté. Quelles sont les spécificités de l’analyse de Fanon et quel est son apport à la très riche pensée panafricaine et anticoloniale? Parmi les nombreux apports de son œuvre, nous avons choisi de mettre en avant deux éléments.

Premièrement, le lien entre psychiatrie, violence et domination. Ses études menées à l’université de Lyon et son expérience à l’hôpital psychiatrique de Blida en Algérie l’amènent à se positionner de manière critique vis-à-vis de la psychiatrie dite classique. Cette dernière représente un outil majeur au service des stratégies de domination en ce qu’elle favorise le développement de troubles diverses qui fournissent les prétextes raciaux justifiant les intérêts (néo)coloniaux. L’analyse de Fanon n’aborde pas la question psychiatrique comme un simple facteur causal – à savoir des troubles qui feraient naître la violence du colonisé «sauvage» contre le «bon» colonisateur – mais comme une conséquence de la violence coloniale. Fanon affirme que «le colonialisme n’est pas une machine à penser, n’est pas un corps doué de raison. Il est la violence à l’état de nature et ne peut s’incliner que devant une plus grande violence».

Deuxièmement, l’approche psychosociale de la question du racisme. Dans Peau noire, masques blancs, Fanon avance que le racisme ne s’exerce pas exclusivement en direction des autres, mais aussi de soi-même. «L’objectivité scientifique m’était interdite, car l’aliéné, le névrosé, était mon frère, était ma sœur, était mon père.» Libérer l’homme et la femme de couleur de soi-même, de l’auto-mépris culturel2>«Le noir qui veut blanchir sa race est aussi malheureux que celui qui prêche la haine du blanc.», tel est l’objectif. Il postule d’aborder le racisme non comme une fin en soi mais comme un procédé idéologique au sein d’un système d’oppression servant des intérêts stratégiques et économiques bien définis. La pensée fanonienne scrute les entraves auxquelles se confrontent les pays (néo)colonisés et propose des pistes de libération. Fanon insiste sur l’importance de protéger la paysannerie, identifiée comme le groupe social le plus dévasté par la violence (néo)coloniale et qui a accumulé un capital de riposte et de contre-violence considérable, comme en témoignent les luttes de libération. Une autre condition est l’émancipation idéologico-culturelle des intellectuels, leaders sociaux et politiques (notamment des partis nationalistes) des pays (néo)colonisés. En ce sens, le rôle de la bourgeoisie nationale est central. Il est vital pour les pays du Sud d’éviter la constitution de nouvelles bourgeoisies, à moins qu’elles se nient «en tant qu’instrument du capital» afin de «se faire totalement esclaves du capital révolutionnaire que constitue le peuple».

Face à une ère qui reproduit les mécanismes coloniaux sous un autre jour, il est essentiel de se réapproprier des thèses de Fanon. Aujourd’hui, à l’aide d’une machine de guerre médiatique prônant la peur et via une offensive de brouillage idéologique profond, les élites dominantes exercent une pression psychologique sur les peuples. C’est ainsi qu’elles expliquent les crises économiques comme étant la faute d’ennemis internes – les pauvres fainéants et les étrangers – et externes – les dictateurs et les Etats voyous – justifiant par là les politiques racistes, antipopulaires et impérialistes. C’est ici que Fanon revient à vie nous livrant les grilles de lecture nécessaires pour contrecarrer et déconstruire les arguments des dominants. Et favoriser l’élaboration d’un autre argumentaire, avec la justice sociale, la solidarité et l’égalité comme boussoles.

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