Chroniques

Enfer et stagnation

Transitions

Parmi les requérants d’asile, à part les heureux qui décrochent un statut de réfugié, à part ceux qui se noient et ceux qu’on renvoie dans des conditions d’une brutalité insoutenable, il y a aussi les recalés, celles et ceux qui végètent pendant des années au régime de l’aide d’urgence et qui ne peuvent plus repartir parce qu’ils ne disposent pas de papiers d’identité et que personne ne les veut. Je ne parle pas des clandestins sans statut légal, même s’ils mériteraient assurément une chronique. Je parle de ces oubliés de l’asile, coincés dans une attente interminable, sans perspective d’avenir. Ignorés de tous, ils et elles ne font pas la une des médias et ne provoquent aucune émotion planétaire: ils semblent n’intéresser que la justice, qui périodiquement les traîne devant les tribunaux, en vain, pour délit de séjour illégal.

Je pense à cet homme arrivé en 1995 comme requérant, et débouté en 1996 avec obligation de quitter la Suisse. Impossible! Il avait 25 ans, il en a 49. Vingt-quatre ans de tribulations diverses, de recours, de requêtes et de refus successifs; vingt-quatre ans de petits boulots, puis de programmes d’occupation quand tombe l’interdiction de travailler, puis de plus rien du tout; vingt-quatre ans de précarité avec juste de quoi survivre; vingt-quatre ans à dormir dans des dortoirs collectifs, sans un lieu à lui, sans la moindre intimité; vingt-quatre ans sous le contrôle permanent des autorités; vingt-quatre ans d’interdiction de se déplacer et de changer de lieu de vie. Imaginez ce que cela représente: la moitié de votre existence à faire du sur-place, piégé dans un cul-de-sac, sous l’œil inquisiteur d’un Etat qui ne vous veut aucun bien. Vous étiez fiers d’avoir eu le courage d’une rupture face à une situation insupportable, d’avoir choisi la liberté, et vous voilà plus assujetti que jamais.

Je pense aussi à cet autre requérant arrivé d’Ethiopie il y a plus de dix ans. Exfiltré par sa famille après son évasion d’une prison d’Addis Abeba, et envoyé en Suisse comme un colis sans mention de l’expéditeur, il ne comprend plus ce qui lui arrive. Il raconte maladroitement son arrestation, il donne le nom de la prison, mais on ne le croit pas. Il se dit érythréen, le pays où vivent sa mère et ses frères et sœurs, mais l’ambassade de ce pays ne veut rien savoir de lui, pas plus que celle d’Ethiopie: Il n’est de nulle part. Le résultat, c’est que ce jeune homme de vingt ans, qui avait réussi l’exploit de s’enfuir d’une des prisons les plus sinistres du monde, est aujourd’hui à ce point brisé qu’il semble n’avoir plus aucun ressort vital, perdu dans un marais juridique sans ouverture vers quoi que ce soit de décent. Pas de permis de séjour, pas de permis de travail, pas de logement, l’aide d’urgence et c’est tout. On en a fait un être si désemparé qu’il en devient indéchiffrable…

Il y a de nombreux cas semblables: dix, quinze, vingt ans à l’aide d’urgence, des jeunes arrivés seuls ou des familles. Des enfants sont nés ici, ils terminent leur scolarité et entrent au gymnase sans savoir jusqu’où on les laissera aller. Leurs élans et leurs espoirs se heurtent à l’inhumaine indifférence des lois et à la mortelle inertie des autorités, car ils sont à la fois non admissibles et non expulsables. Comme un paquet oublié à la consigne. «Inertie»? Ce n’est peut-être pas le mot juste car les responsables du Secrétariat d’Etat aux migrations (SEM), habités par une méfiance quasi viscérale et acharnés à prouver que le requérant a menti sur son origine, multiplient les démarches auprès de dizaines de pays pour tenter de dénicher celui qui voudrait bien le reconnaître pour sien et le reprendre. Et s’ils échouent, c’est sa faute à lui, qui ne collabore pas avec assez d’énergie à son propre renvoi. On le laisse donc en stagnation dans son foyer pour recalés, avec l’improbable espoir qu’il finira par se lasser et partira de lui-même. Comme si, par miracle, les ambassades qui ont toujours refusé de reconnaître sa nationalité allaient soudain lui délivrer un passeport et dérouler le tapis rouge pour son retour au pays.

Pourtant, dans un arrêt de 2012 le Tribunal fédéral rappelait que «si l’exécution du renvoi n’est pas possible, pas raisonnablement exigible ou pas licite, [le SEM] prononce l’admission provisoire» (délivre donc un permis de séjour), ou à tout le moins, doit «l’autoriser [le requérant] à travailler et à sortir ainsi de l’aide d’urgence». Or pour le moment, rien de tel n’émerge des officines fédérales. La Suisse condamne ainsi des hommes et des femmes à une sorte de mort sociale. De manière délibérée. Hier pleins de vigueur et vibrants d’espoir, ils se retrouvent aujourd’hui privés de leur identité et comme dépossédés de leur propre histoire. Pour eux, il faut agir dans la voie indiquée par le Tribunal fédéral et changer la loi. C’est possible. On doit le faire.

L’auteure est une ancienne conseillère nationale.

Opinions Chroniques Anne-Catherine Menétrey-Savary

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lundi 8 janvier 2018

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