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L’amiante, un crime mondial

En Suisse, plus de 120 personnes meurent encore chaque année des effets de l’amiante, interdit depuis trente ans. Pourtant, cette dangereuse substance est encore utilisée dans de nombreux pays en développement. Eclairage.
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Trente ans après l’interdiction totale de l’amiante en Suisse, cette matière dangereuse a largement disparu de l’actualité. Le sujet réapparaît parfois cependant, par exemple dans le cadre d’une rénovation importante d’un bâtiment ou des poursuites judiciaires en cours en Italie contre l’industriel suisse Stephan Schmidheiny.

Ce que l’on sait moins, c’est que la grande majorité des décès en Suisse dus à des maladies professionnelles reconnues sont imputables à cette substance dangereuse. Plus de 120 personnes meurent encore chaque année en Suisse des effets de l’amiante, principalement du cancer pleural (mésothéliome). L’amiante continue donc de causer des souffrances indicibles pour beaucoup d’entre nous et entraîne également des coûts élevés pour la collectivité.

Selon la statistique suisse de l’assurance-accidents, les maladies professionnelles en Suisse ont coûté en moyenne119 millions de francs par an entre 2012 et 2016. L’amiante a représenté 67 millions de ces coûts, soit plus de la moitié. Les impacts sanitaires du mésothéliome et autres maladies liées à l’amiante sont de plus insidieux: la période de latence, c’est-à-dire le temps entre le moment où un individu est exposé à la poussière d’amiante et l’apparition de la maladie, peut être très longue, jusqu’à quarante ans.

Au vu de ces faits, comment se fait-il que l’amiante soit encore utilisé dans de nombreux pays en développement? Dans les années 1980 et 1990, lorsque la nature dangereuse de l’amiante était connue depuis longtemps dans les pays industrialisés et que son utilisation était interdite ou sévèrement restreinte, l’industrie de l’amiante a déplacé la production des produits contenant de l’amiante vers les pays en développement. Une décision d’une inhumanité et d’un cynisme sans précédent!

En 1989, la société belge Etex Eternit a ainsi racheté à une société britannique une usine délabrée à Kymore en Inde (Madhya Pradesh). Elle y a non seulement fabriqué des produits contenant de l’amiante, mais également contaminé de vastes zones autour du site. Le groupe Etex a fait fonctionner l’usine jusqu’en 2002, date à laquelle il l’a vendue à des acheteurs indiens. Actuellement, de plus en plus de personnes de la région souffrent de maladies liées à l’amiante, comme le montre le documentariste belge Daniel Lambo dans son film Le souffle volé (2018). A ce jour, Etex n’assume aucune responsabilité pour ces violations massives des droits humains et la pollution générée à Kymore.

Aujourd’hui, la trentaine d’entreprises en Inde qui continuent à fabriquer des produits à base d’amiante sont pour la plupart en mains indiennes. Puisque les mines d’amiante sont officiellement fermées dans le pays (ce qui prouve que les dangers sont connus), l’amiante chrysotile (amiante blanc) est importé de l’étranger, principalement de Russie et du Kazakhstan qui sont les plus importants producteurs mondiaux. L’industrie de l’amiante dans ces pays bénéficie d’un lobby puissant et solidement financé. Et qui ne craint rien: celui-ci a noyauté le mouvement anti-amiante en versant à un espion la fabuleuse somme de 460 000 livres sterling par l’intermédiaire d’une société de sécurité (qui a dû finalement payer une compensation à certain-e-s militant-e-s en 2018).

Le pouvoir du lobby de l’amiante se manifeste également au sein de la Convention de Rotterdam. Celle-ci devrait en théorie mieux protéger les personnes contre les risques liés aux produits chimiques et substances particulièrement dangereuses grâce à la procédure dite de «consentement préalable informé» qui limite leur commerce international.

Malheureusement, cet accord entré en vigueur en 2004 présente un défaut de conception crucial qui le rend pratiquement sans valeur. Pour qu’un pesticide ou une autre substance dangereuse soit inscrit à l’annexe III de la Convention, un consensus entre les parties contractantes est nécessaire. Cela signifie qu’un seul pays peut bloquer l’inclusion. Ainsi, la Russie, le Kazakhstan, l’Inde et d’autres pays empêchent depuis plus de dix ans que le commerce de l’amiante soit soumis à des exigences minimales en matière d’information, malgré une recommandation claire du Comité technique de la convention. Ils font donc passer les intérêts économiques à court terme avant la santé des gens, ce qui constitue une violation flagrante des droits humains.

Selon les dernières estimations, plus de 220 000 personnes dans le monde meurent chaque année des conséquences de l’amiante. C’est deux fois plus de mort-e-s que tous les conflits armés réunis! Et la communauté internationale reste les bras croisés et laisse la Russie et son lobby de l’amiante poursuivre cette spirale de la mort avec leur «niet».

Bernhard Herold est responsable du Programme Asie à Solidar Suisse. Article paru dans Pages de gauche n° 172, été 2019, pagesdegauche.ch

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