Chroniques

Un modèle démocratique: Genève

L'Impoligraphe

«En ce jour de cérémonie républicaine, le gouvernement appelle à une alliance renouvelée entre le peuple et les autorités. Entre les trois pouvoirs» (Pierre Maudet, «discours de St Pierre» 31 mai 2018)… Il était bon apôtre, l’alors (et fugace) président du gouvernement genevois: l’alliance entre le peuple et les trois pouvoirs a été vraiment renouvelée: la Cour des comptes (élue par le peuple) gouverne et le Parquet (élu par le peuple) répartit les tâches entre les Conseillers d’Etat (élus par le peuple) sans que le parlement (élu par le peuple) ait quoi que ce soit à dire…
Genève est donc, à nouveau, à la pointe de la démocratie. Le peuple y est souverain. Il désigne ses gouvernants, ses juges, ses parlementaires, ses autorités municipales. Et celles et ceux qu’il désigne se livrent dans une joie et une bonne humeur communicative à cette juste et saine concurrence sans laquelle on risquerait de voir surgir un monopole du pouvoir à la française. Pas de Macron, ici. Le dernier qui s’est pris ici pour un chef occupe désormais ses journées à faire des cocottes en papier à la tête d’un département croupion et à tartiner de fluide glacial les sièges de ses collègues coupables de lui avoir retiré la plupart de ses responsabilités.

Mais s’il n’y a pas de chef à Genève, il y a un arbitre: la Cour des Comptes. Notes de frais des conseillers administratifs de la Ville, dysfonctionnements du service des votations et élections, gros doutes sur la régularité de l’attribution des marchés de l’aéroport, missiles lancés contre les polices municipales et la gestion du personnel du Grand-Saconnex (et on pourrait ajouter la procédure de naturalisation, mais comme on n’est pas totalement innocent de la saisie de la Cour sur ce thème, on n’insistera pas trop): la Cour des comptes est «devenue un acteur omniprésent de la vie politique genevoise», éditorialise Le Temps. Et elle ne ménage pas ses efforts: 150 rapports en douze ans d’existence (son équivalent vaudois en a rendu modestement quinze en cinq ans…). Et comme elle ne dépend que d’elle-même, elle n’hésite pas à mettre ses cothurnes dans le plat politique. Mais soyons justes: la Cour des comptes n’est devenue un pouvoir politique que parce que le Conseil d’Etat s’est retrouvé, par la faute de l’un de ses membres, incapable de le rester. Ce dont de mauvais esprits pourraient conclure que, finalement, on n’a pas besoin, à Genève, d’un gouvernement. D’autres mauvais esprits (ou les mêmes) pourraient poursuivre la réflexion sur le sens, la signification, le contenu du mot «démocratie». La démocratie, c’est le pouvoir du peuple, nous dit l’étymologie. Elle a bon dos, l’étymologie… Le pouvoir du peuple est un horizon que la démocratie n’atteint jamais; l’égalité des droits, cette condition de leur exercice démocratique, se heurte toujours à l’inégalité des situations. Et par le fait même que la démocratie promet plus que ce qu’elle est, elle entretient la volonté de la faire se ressembler à ce qu’elle promet, car si on voit et comprend bien à quoi la démocratie ne ressemble pas (la dictature, l’oligarchie, l’autocratie, la théocratie), on peine à en trouver une définition qui soit commune à tous ceux qui prétendent la défendre.

Et qu’on nous fasse grâce du sophisme de l’«Etat de droit» – de cet Etat dont le caractère démocratique serait d’autant moins contestable qu’il serait fondé sur le respect du Droit, quand ce Droit n’est autre que celui que l’Etat lui-même a mis en place et qu’il se voue lui-même à faire respecter pour faire respecter l’ordre que lui-même a instauré et traduit en lois qu’il conviendrait, comme le professait Pascal (Blaise), de respecter non parce qu’elles sont justes, mais parce qu’elle sont des lois «comme il faut obéir aux supérieurs non parce qu’ils sont justes, mais parce qu’ils sont supérieurs».

Nous savons aussi qu’en démocratie le peuple n’a pas forcément raison. La démocratie, ce n’est pas l’omniscience du peuple, mais son omnipotence. En démocratie, le peuple a le pouvoir d’avoir tort et d’imposer son tort. Bakounine en tirait la crainte, justifiée et confirmée par quelques expériences notoires, que «si demain on établissait un gouvernement et un conseil législatif, un parlement, exclusivement composé d’ouvriers, ces ouvriers, qui sont aujourd’hui de fermes démocrates socialistes, deviendraient après-demain des aristocrates déterminés, des adorateurs hardis ou timides du principe d’autorité, des oppresseurs et des exploiteurs».

L’Etat, démocratique ou non était l’organisation du pouvoir sur un territoire. Sa survie, désormais, en temps de mondialisation, réside en sa capacité de passer du contrôle d’un territoire au contrôle d’une population, de passer de la société d’enfermement dénoncée par Michel Foucault à la société de contrôle annoncée par Gilles Deleuze. C’est de ce contrôle-là dont il s’agit de se déprendre en multipliant les espaces qui lui échappent ou qui lui résistent. Et comme il n’est de lieu politique qui ne puisse être subverti (c’est affaire de volonté, d’imagination et de cohérence), on peut à Genève aussi se dire que les institutions démocratiques, il faut y être sans en être.

Parce qu’à force de se croire les représentants du peuple sous prétexte qu’on a été élus par une toute petite partie du peuple, on finit toujours par péter plus haut que son urne. Même à Genève? Ben ouais, même.

*Conseiller municipal carrément socialiste en Ville de Genève.

Opinions Chroniques Pascal Holenweg

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lundi 8 janvier 2018

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