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L’antiféminisme n’est pas l’exclusivité de la droite

Contrairement à ce que l’on pourrait croire, l’antiféminisme apparaît aussi «là où on l’attend le moins», c’est-à-dire à l’extrême gauche du spectre politique. D’où l’intérêt de la démarche qui vise à outiller la lutte féministe. Présentation par la revue Moins! des résultats tirés d’une recherche sur les partis politiques d’extrême gauche suisses romands dirigée par Francis Dupuis-Déri.
Etude

Etymologiquement, l’antiféminisme est une réaction aux mouvements féministes. Il peut être religieux ou libéral et se manifester tant chez les hommes que chez les femmes. L’antiféminisme flirte avec la misogynie et se nourrit du sexisme ambiant. Il cherche à «revenir à un état antérieur», car il craint généralement le changement. L’antiféminisme est une réalité transhistorique, il apparaît partout où le mouvement des femmes progresse. Il montre divers visages et peut regrouper des militant-e-s dans des organisations et se dessiner en mouvement de défense des hommes, sous l’étiquette «masculinisme» ou de manière plus subtile en prenant la forme de blagues ou en ridiculisant le féminisme. Dans le cas de l’antiféminisme ordinaire, sa proximité avec le sexisme le rend transparent.

C’est bien l’«ordinarité» de l’antiféminisme qui rend son identification difficile, car il passe inaperçu dans une société patriarcale, au même titre que le sexisme «ordinaire» peine à être reconnu pour du sexisme, tant il est subtil, sous-jacent, incorporé. C’est pourquoi c’est cette forme précise d’antiféminisme qui surgit dans des mouvements politiques où l’égalité entre les sexes fait partie intégrante des valeurs défendues. Différentes manifestations et discours antiféministes apparaissent donc à l’extrême gauche suisse romande:

• «L’égalité-déjà-là» affirme que l’égalité entre les hommes et les femmes est atteinte, que les luttes féministes sont désuètes, qu’il n’est plus nécessaire de se battre, que le mouvement féministe n’a plus de raison d’exister (en Occident), et que les ressources attribuées aux femmes ont été largement utilisées (sous-entendu, au détriment des hommes). Le problème avec ce type de pensée est qu’on efface complètement les rapports de pouvoirs entre les sexes en renvoyant la problématique des inégalités entre les hommes et les femmes à un niveau individuel.

• Le postféminisme, bien qu’il se réapproprie quelques idées du féminisme, propose des idées néolibérales en opposition avec les revendications des mouvements des femmes. Les mouvements féministes se sont de tout temps opposés à l’objectivisation du corps des femmes et à la chosification de la «féminité». La «nouvelle vague» féministe cherche dorénavant non plus à combattre l’appropriation du corps des femmes, mais à la promouvoir comme marque de combat féministe. Le postféminisme propose une vision dont les prémisses fondamentales œuvrent à dépolitiser la condition des femmes. C’est en ça qu’il peut être qualifié d’antiféministe puisque la lutte politique est totalement évacuée.

• Le négativisme est la forme la plus «aboutie» de distorsion et de désinformation au sujet du féminisme, en présumant la symétrie et en ignorant l’aspect systématique des violences faites aux femmes.

• L’exagération: certain-e- antiféministes peuvent se dire féministes en ne faisant que dénoncer les soi-disant «excès» des féministes, ce qui a pour effet de délégitimer les mouvements féministes. Ce discours peut s’avérer efficace dans des sociétés où l’égalité entre femmes et hommes est inscrite dans la loi.

• L’ethnicisation du sexisme: les sociétés occidentales critiquent les sociétés non occidentales dans leur manière de traiter les femmes. Ce sexisme extraordinaire (puisqu’il appartiendrait exclusivement aux «étrangers») est plus visible que le sexisme ordinaire «national», non considéré. Par contraste, on laisse croire, en mettant en exergue le sexisme des «étrangers», que la société suisse (outre les «étrangers» qui y habitent) est égalitaire (on tombe alors dans du sexisme ordinaire). L’égalité des sexes devient alors l’argument d’une double discrimination. Ce processus d’altérisation invisibilise des rapports inégalitaires et favorise la stigmatisation et la discrimination des minorités.

• Le féminisme de façade est une tendance à utiliser les femmes «parce qu’elles sont femmes» et les féministes «parce qu’elles sont féministes» afin de se donner bonne conscience. C’est-à-dire se déresponsabiliser face au sexisme en invoquant la présence des femmes et des féministes dans le parti.

• La hiérarchisation des luttes consiste à faire gentiment passer des revendications féministes au second rang au profit de causes jugées prioritaires, par exemple la lutte contre le capitalisme. Cela renforce l’idée que le combat féministe peut attendre et qu’il y a d’autres combats à mener avant celui-là et que la lutte anticapitaliste doit donc passer avant la lutte féministe.

Puisque l’antiféminisme ordinaire se confond avec le sexisme, nommer les formes de sexisme qui apparaissent dans les partis de l’extrême gauche suisse romande permet de les dissocier l’un de l’autre afin d’identifier plus clairement l’antiféminisme ordinaire. En effet, les remarques sur le corps des femmes (critiques, objectivation…), les blagues sexistes et racistes, la prise de parole (la monopolisation ou le fait de se sentir assez légitime de la prendre) ou encore la division et hiérarchisation sexuelle du travail (qui comprend le travail militant) sont autant de manifestations de sexisme qui apparaissent là où ne les attend pas.

L’auteure est chercheuse en sciences politiques et en études féministes.

Article paru dans Moins!, journal romand d’écologie politique, n°41, juin-juillet 2019, dossier: «La puissance des femmes».

Opinions Agora Adélaïde Joris Etude

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