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Droits politiques vs droits sociaux

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Lors d’une réunion à Zurich, un collègue me rappelle à l’ordre en m’expliquant que si le féminisme est la volonté d’égalité, alors 8 millions de Suissesse-s sont féministes puisque l’égalité est inscrite dans la Constitution depuis 1981. Dans un premier temps, sa remarque m’a évidemment énervée, mais en y repensant dans le train du retour, je me suis dit que son affirmation (au-delà de la provocation) se fondait sur une confusion courante entre droits politiques et droits sociaux.

En effet, il ne suffit pas de décréter l’égalité pour la considérer comme acquise. Inscrire l’égalité dans la loi, donner des droits politiques aux femmes ne signifie pas mettre fin aux inégalités économiques (salaires inférieurs, protection sociale diminuée, pauvreté plus fréquente), culturelles (place dans le champ artistique en tant qu’auteures et sujets) et sociales (travail domestique, violences sexistes et sexuelles, féminicides). Après 1981, il a fallu encore revoir le droit matrimonial, reconnaître le viol conjugal, se doter d’une assurance maternité, d’une loi sur l’avortement… Après la grève de 1991, la loi fédérale sur l’égalité de 1995 prévoit des mesures que les autorités ne se sont hélas pas donné les moyens d’imposer. L’égalité des sexes fait l’objet de deux textes fédéraux, mais les inégalités subsistent.

Puis, j’ai retrouvé un texte de Martin Luther King (re)publié par le blog Les mots sont importants.1>Martin Luther King, «Pourquoi nous ne pouvons pas attendre. Lettre aux Blancs modérés à propos de la légitime impatience des Noirs», https://lmsi.net/Pourquoi-nous-ne-pouvons-pas (publié le 4 avril 2018). Au-delà de l’icône des droits civiques que le discours officiel en a fait après sa mort, Luther King était très critique vis-à-vis des acquis des droits civiques. Il ne considérait pas du tout les réformes sur les droits civiques introduites par Lyndon Johnson comme une victoire finale, mais comme le début d’une longue lutte pour les droits sociaux. Selon lui, l’égalité ne signifie pas seulement disposer de droits égaux devant l’Etat, encore faut-il pouvoir les exercer. L’égalité a aussi des dimensions économique, géographique, culturelle. L’accès aux biens publics n’est pas le même pour tout le monde, l’école n’offre pas les mêmes chances aux enfants selon leur sexe et leur origine sociale. La rue n’est pas non plus un espace neutre.

On nous dit souvent: les réformes sont maintenant engagées, laissez le temps aux politiques de faire avancer les choses. Depuis 1981, pas mal de temps s’est déjà écoulé… Certaines réformes ont eu lieu mais beaucoup de discriminations subsistent. Les salaires par exemple. L’égalité n’est imposée que de manière «facultative» par la loi sur l’égalité de 1995, puisqu’aucune mesure ne sanctionne les inégalités de traitement. D’autres dispositions de cette loi ne sont pas ou peu appliquées, par exemple la protection contre le licenciement après une maternité. Sur les violences sexuelles, le Code pénal ne respecte pas les engagements pris par la Confédération signataire de la Convention d’Istanbul. Pour être reconnue comme victime en Suisse, il faut démontrer qu’on s’est défendue. Il ne suffit pas de prouver qu’il n’y a pas eu de consentement. Beaucoup de violences contre les femmes seraient aussi évitées si la police faisait usage de son pouvoir d’éloigner les agresseurs, comme le prévoit la loi genevoise de 2005…

Il est donc urgent aujourd’hui de montrer de l’impatience. Luther King rejetait le mythe du «temps-qui-travaille-pour-vous». Le temps n’apporte pas inéluctablement la justice sociale. Celle-ci ne peut être que le résultat d’une lutte acharnée et sans relâche. Comme l’écrit Luther King: «L’histoire est la longue et tragique illustration du fait que les groupes privilégiés cèdent rarement leurs privilèges sans y être contraints. Il arrive que des individus soient touchés par la lumière de la morale et renoncent d’eux-mêmes à leurs attitudes injustes, mais les groupes ont rarement autant de moralité que les individus. Nous avons douloureusement appris que la liberté n’est jamais accordée bon gré par l’oppresseur: elle doit être exigée par l’opprimé.»

Vendredi 14 juin, les femmes de ce pays, les personnes qui subissent l’oppression du système patriarcal et leurs soutiens ont défilé par centaines de milliers dans les rues, crié leur ras-le-bol des inégalités, réclamé plus de justice, la fin des violences et des discriminations de genre. Elles ont exprimé un message limpide: «Nous ne nous laissons plus faire!». La force collective puisée dans ce formidable moment commun doit nous permettre de nous battre ensemble pour enfin réaliser cette égalité inscrite dans la Constitution depuis 1981. C’est seulement par la lutte collective qu’elle pourra advenir.

Notes[+]

L’auteure est historienne.

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lundi 15 janvier 2018

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