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L’IMPOLIGRAPHE

La droite municipale genevoise a eu l’une de ces idées de génie qui font précisément son génie et nous la rendent si sympathique: elle propose de modifier le règlement du Conseil municipal pour interdire aux élues et élus siégeant en séance plénière de porter une tenue manifestant une «quelconque opinion, notamment philosophique, politique ou religieuse» et leur imposer une «tenue de ville» n’exprimant rien que la conformité aux normes vestimentaires du siècle dernier, qui étaient d’ailleurs porteuses de contenus et de distinctions sociales. C’est quoi, une tenue de ville? Un costard-cravate ou un tailleur Chanel? Et c’est de quelle couleur, de quelle texture, de quelle coupe? Et comment vérifier si la tenue d’une élue ou d’un élu exprime une conviction «philosophique, politique ou religieuse»? Si l’auteur de ces lignes se pointe en séance en soutane, comment pourrait-on le sanctionner pour avoir exprimé une «conviction religieuse» alors qu’il en est totalement préservé? On pourrait certes se rassurer en se disant précisément qu’étant inapplicable, une telle disposition restera inappliquée, mais un minimum d’expérience politique et de mémoire historique nous convainc au contraire que les textes les plus absurdes trouvent toujours quelqu’un pour tenter de les appliquer.

Plus inquiétant que le caractère absurde de la proposition, il y a sa totale incompatibilité avec ce qu’est un parlement, avec ce qui le légitime et le justifie – jusque dans son étymologie. Qu’est-ce qu’un parlement? La réunion, instituée, de représentants d’une population chargés, en son nom, de débattre et de décider sur des objets d’intérêt collectif (voire même, parfois, d’intérêts personnels).

Or un Conseil municipal est un parlement. Ce n’est pas un législatif1>Au sens où le Conseil municipal n’a pas la compétence d’édicter ou de voter des lois, ndlr., mais c’est tout de même un parlement. Délibératif, mais décisionnaire et pas seulement consultatif. Les hommes et, désormais, les femmes qui siègent dans un parlement y sont désormais élus. Pourquoi y sont-ils et elles élus? Pourquoi y avons-nous été candidats, y avons-nous été élus et avons-nous accepté d’y siéger? J’ose espérer que c’est pour nos convictions et nos projets. Et donc aussi pour notre histoire personnelle. Car nous ne tombons pas vierges et sans passé dans un parlement: nous avons une histoire. Dont nos convictions sont en grande partie issues. Et nos projets sont l’expression de nos convictions – du moins doivent-ils l’être. Nous sommes élus, ou devrions l’être, pour nos projets, nos idées, nos convictions religieuses ou irréligieuses, idéologiques, philosophiques, politiques. Quoi de plus absurde, dès lors, que d’en interdire la mise en évidence autrement que par des mots? de vouloir interdire l’expression par l’apparence d’une «quelconque opinion, notamment philosophique, politique ou religieuse»? interdire l’expression politique dans un lieu politique, c’est quoi? un vœu de silence? les parlements genevois, c’est la Trappe?

Quelle conception d’un parlement, de son rôle, de sa légitimité, manifesterait l’interdiction de l’ostentation des convictions personnelles, philosophiques, politiques ou religieuses, des hommes et des femmes élus précisément pour leurs convictions (du moins pour celles et ceux qui en ont)? On pourrait ainsi au Conseil municipal dire ses convictions mais pas les montrer? En attendant peut-être qu’on nous interdise de les dire (ou de les écrire)? «Pour assurer la sûreté de l’Etat, il faut laisser chacun libre de penser ce qu’il voudra et dire ce qu’il pense», recommande Spinoza. Et qu’est-ce que montrer (par un vêtement ou un objet), sinon dire autrement que par des mots? Puisque tout habit peut exprimer par sa coupe, son origine, sa couleur une opinion «philosophique, politique ou religieuse», soyons neutres, siégeons nus et nues?

Et puis, même si on admettait qu’interdire l’expression d’une conviction religieuse par une tenue vestimentaire ait un sens, qu’est-ce qui peut bien justifier l’interdiction de l’expression d’une opinion politique dans un espace politique? L’Etat n’est jamais neutre, ses institutions non plus, et la commune non plus. Et les «représentants du peuple» (ou de leurs électeurs) non plus, députés ou conseillers municipaux qui sont précisément élus parce qu’ils ne sont pas et ne peuvent pas être neutres. Et politiquement moins encore que philosophiquement, idéologiquement ou religieusement. Ils sont élus parce qu’ils ont été candidats, présentés par un parti ou un groupement politique, qui n’est évidemment pas neutre, sur la base d’un programme qui n’est pas neutre non plus, et pour mener une action parlementaire qui ne peut être neutre qu’en étant insignifiante. On n’entre pas dans un parlement comme on entre au couvent ou dans la prêtrise, on y entre comme on est, comme ce que notre histoire a fait de nous… Les abstentionnistes seuls sont neutres, pas les candidates et les candidats, ni leurs électrices et leurs électeurs.

La «neutralité vestimentaire» exigée par la proposition de la droite municipale relève du fétichisme. L’expression politique ne passe pas seulement par des mots, elle passe aussi, depuis toujours, par des gestes, des postures, des apparences, des images, des objets. Et un parlement est, évidemment, un espace politique. Quoi de plus absurde que de vouloir neutraliser politiquement un lieu politique, interdire l’expression politique dans un espace politique créé précisément pour que s’y expriment, d’une manière ou d’une autre, des opinions politiques?

Notes[+]

Conseiller municipal carrément socialiste en Ville de Genève.

Opinions Chroniques Pascal Holenweg

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lundi 8 janvier 2018

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