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1977, année du «1er mai sanglant» à Istanbul

L'histoire en mouvement

Alors qu’à l’origine le 1er Mai commémore le massacre de travailleurs et travailleuses à Chicago en 1886, un autre épisode sanglant se produit en Turquie moins d’un siècle plus tard. En pleine période de troubles politiques, cet épisode a marqué le mouvement ouvrier turc et converti la place Taksim, lieu de cette répression, en un véritable symbole, toujours actuel et vivace.

Le 1er mai 1977, la Confédération des syndicats révolutionnaires de Turquie appelle à manifester sur la place Taksim à Istanbul, une protestation tolérée par les autorités depuis l’année précédente seulement. La Turquie est alors dirigée par un «front nationaliste», une coalition de partis allant de la droite à l’extrême droite. Ce front ne fait pas mystère de son aversion pour les militantes et militants de gauche. Malgré cela, plusieurs centaines de milliers de personnes se rassemblent sur la place Taksim au moment où retentissent des coups de feu en provenance des bâtiments avoisinants. Plusieurs personnes sont touchées, quatre décèderont de leurs blessures par balles. La panique causée par la fusillade provoque ensuite un mouvement de foule qui fait une trentaine de morts parmi les manifestants, gravant à jamais ce jour dans l’histoire de la gauche turque.

Les suspicions se dirigent d’abord vers une possible attaque de la part d’une organisation maoïste en conflit avec les organisateurs de la manifestation, avant que ne surgisse l’hypothèse bien plus probable d’une intervention de ce qui, à l’époque, est déjà connu sous le nom de contre-guérilla. Ces unités clandestines, proches de l’extrême droite, sont en effet actives au sein de plusieurs gouvernements d’Europe de l’Ouest dans les années 1970; en Italie par exemple, où, sous le nom de Gladio, elles participent à la déstabilisation de la gauche communiste. Profondément liées à l’OTAN, organisation à laquelle appartient la Turquie depuis 1952, elles prennent dans ce pays la forme d’un Département des opérations spéciales qui se fait l’auteur de nombreux assassinats politiques au cours de cette période.

La seconde moitié des années 1970 est ainsi marquée par le déclenchement d’une importante violence politique dont les militants de gauche, déjà réprimés par la dictature en place entre 1971 et 1973, sont les principales victimes. Le 1er mai 1977 est à cet égard un épisode particulièrement sanglant d’une période déjà trouble qui culminera ensuite dans le coup d’état militaire de 1980. A la suite de cela, des centaines de militants communistes seront éliminés ou portés disparus et des dizaines de milliers d’entre eux emprisonnés dans les geôles du régime. Lorsque la junte se retire trois ans plus tard, le mouvement révolutionnaire turc est décimé et se voit de plus interdire la commémoration de ses martyrs du 1er mai puisque, pendant trois décennies et à cette même date, la place Taksim sera en état de siège et rendue inaccessible aux manifestants.

A l’occasion du 1er Mai 2007, trente ans après le drame, des affrontements entre la police et les milliers de manifestants qui tentent de rejoindre la fameuse place font même une nouvelle victime parmi ces derniers. Ce n’est qu’en 2010 que le gouvernement autorisera finalement l’accès à Taksim. Jusqu’en 2012 les rassemblements qui s’y déroulent réuniront à chaque fois plusieurs centaines de milliers de personnes. Un intermède de courte durée puisque, dès 2013, ce lieu emblématique est à nouveau interdit pour les mobilisations du 1er Mai, une situation qui perdure jusqu’à aujourd’hui.

C’est pour cela que, depuis des années, de nombreux projets d’aménagement sont en cours pour transformer la place afin de faire oublier le sens hautement symbolique pour la gauche turque. Plus largement, l’APK (le parti actuel au pouvoir) veut détruire tout lieu rappelant la lutte pour la démocratie et le socialisme. Quant aux victimes de 1977, justice ne leur a pas été rendue puisque les autorités relâchèrent très vite les quelques suspects arrêtés, renforçant ainsi la thèse d’une intervention de l’extrême droite anticommuniste.

L’association L’Atelier-Histoire en mouvement, à Genève, contribue à faire vivre et à diffuser la mémoire des luttes pour l’émancipation des peuples opprimés, des femmes et de la classe ouvrière, par l’organisation de conférences et la valorisation d’archives graphiques, info@atelier-hem.org

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