Qui paiera le CERN de demain?
Quatre milliards d’euros pour le Hadron Collider au CERN, deux pour la European Spallation Source en Suède. Mais aussi 275 millions de francs pour le SwissFEL en Argovie, sans oublier les biobanques et les bases de données numériques. Les infrastructures nécessaires pour mener de nombreuses recherches de pointe coûtent beaucoup d’argent et bloquent ces sommes durant les décennies qu’exige leur mise en place. D’où une question simple: qui décide finalement de financer – ou non – ces mégaprojets? La réponse, elle, est plus compliquée.
La politique accorde une attention croissante à ces infrastructures de recherche, notamment les Etats et l’Union européenne, mais également l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques) et le G7. L’UE les considère désormais comme un «moteur» pour l’économie. Avec sa European Strategy Forum on Research Infrastructures (ESFRI), elle s’est efforcée de mettre en place des procédures de priorisation stratégique. Lancées dès 2006, les «feuilles de route» sont élaborées conjointement par des scientifiques et des représentants de la Commission européenne, des Etats membres ainsi que des pays associés au programme-cadre de recherche et d’innovation, dont la Suisse. Ces documents doivent établir un état des lieux des infrastructures existantes, identifier les besoins et définir les priorités pour l’avenir.
Compétition mondiale
«Cette volonté européenne d’une plus grande coordination a émergé dans un contexte de croissance des coûts et du nombre de projets, accompagnée par une baisse générale des budgets étatiques, explique Nicolas Rüffin, spécialiste de la diplomatie scientifique au Centre de recherche en sciences sociales de Berlin (WZB). Mais elle peut résulter aussi d’une compétition accrue perçue au niveau global: l’argument avancé est que si les pays européens ne mettent pas leurs ressources en commun, ils ne pourront pas faire le poids avec les Etats-Unis ou l’Asie.»
La plupart des pays européens ont décidé de se calquer sur le modèle de l’ESFRI, note Isabel Bolliger de l’Institut de hautes études en administration publiques à Lausanne (IDHEAP), qui étudie les infrastructures de recherche: «Chaque Etat a intégré la méthodologie européenne à sa façon, selon la structure de ses institutions, sa politique de soutien à la science ou encore sa culture politique. Résultat: il existe une grande diversité de modèles, qui vont de la simple identification d’infrastructures manquantes à des recommandations détaillées en vue de décisions budgétaires.»
Elaborée en 2011, la première feuille de route helvétique «sert d’abord d’instrument de planification à la Confédération et aux hautes écoles», précise Nicole Schaad, cheffe de l’unité Recherche nationale au Secrétariat d’Etat à la formation, à la recherche et à l’innovation (SEFRI). Une présélection des projets nationaux est effectuée par le Conseil des EPF et Swissuniversities, l’association des hautes écoles de notre pays. Ils sont ensuite évalués par le FNS sur la base de leur qualité scientifique. «Le modèle suisse possède une certaine complexité due au rôle important joué par le Conseil des EPF, lié à la Confédération, et par Swissuniversities, qui représente des institutions cantonales, observe Isabel Bolliger. Mais l’inclusion de ces acteurs permet de s’assurer de l’engagement des institutions.»
Point important souvent mal compris des scientifiques: la feuille de route suisse ne constitue pas un instrument de financement. «Il faut noter que la Confédération ne joue qu’un rôle secondaire dans les infrastructures nationales, car elle ne dispose pas de budget spécifique», poursuit Nicole Schaad. Le Parlement vote un montant global pour les hautes écoles qui inclut la formation et la recherche. Celles-là décident ensuite de la répartition des montants. Ce n’est que pour les infrastructures à vocation intergouvernementale que la Confédération participe à l’évaluation de la nécessité de participer à tel ou tel projet. La sélection de ce type de projets est par ailleurs réalisée directement par le SEFRI, sur la base des propositions des communautés scientifiques concernées et d’une prise de position du FNS.
Certaines feuilles de route nationales incluent la question du financement, comme en Suède ou en République tchèque, note Isabel Bolliger: «Cela permet de mieux prioriser l’allocation des ressources au niveau national. Mais le modèle suisse s’insère dans un système fédéral, c’est pourquoi il n’y a pas de ligne budgétaire nationale spécifique pour les infrastructures de recherche. En même temps, la grande autonomie des universités représente un atout important.»
Les feuilles de route ont rendu les procédures plus cohérentes. «Auparavant, lorsqu’une communauté de scientifiques avait une idée, elle allait en parler directement au SEFRI et aux politiciens, raconte Hans Rudolf Ott, professeur de physique à l’ETH Zurich impliqué dans la planification de plusieurs grandes infrastructures de recherche. Maintenant, les dossiers doivent être préparés solidement, les objectifs et les étapes de réalisation clairement définis, et les besoins financiers évalués. Cela demande beaucoup de travail, mais c’est à la fin plus efficace.» Pour lui, ces procédures permettent d’instaurer un dialogue constructif entre les scientifiques et les institutions. «Nous avons des espaces pour exprimer nos opinions et celles-ci sont entendues par les institutions. Et elles nous rendent attentifs à certains aspects politiques et financiers qui risqueraient de compromettre la faisabilité du projet.»
Des nouvelles entités légales
Les différentes communautés scientifiques n’étaient auparavant pas toujours motivées à consacrer le temps nécessaire à de tels processus, poursuit le chercheur. «Mais elles en ont vite constaté les avantages, car les feuilles de route leur permettent d’effectuer un travail en amont et de définir ainsi leurs priorités. Cela implique certes de renoncer à certains projets, mais le pire serait de se montrer incohérent face aux décideurs politiques, ce qui signifierait probablement ne rien obtenir du tout.»
Un problème non résolu est celui de la durabilité des infrastructures de recherche. Leur conception, construction et utilisation s’étend sur des décennies, et il faut prévoir à l’avance des fonds pour leur mise à jour, leur fonctionnement et éventuellement leur fermeture. «Trouver des ressources financières adéquates représente un challenge pour de nombreuses infrastructures et une véritable menace envers leur capacité à planifier à moyen et à long terme», selon un rapport de l’OCDE de 2017 sur la question et co-rédigé par Hans Rudolf Ott.
«A l’heure actuelle, obtenir des garanties de financement à si long terme reste très difficile, note Isabel Bolliger. Les cycles politiques opèrent sur une année, au mieux quatre ans. Il est plus gratifiant d’implémenter de nouvelles installations que de prévoir un budget pour leur fonctionnement et leur mise à jour. Mais cela est indispensable si l’on veut garantir l’objectif premier de ces infrastructures, à savoir l’excellence scientifique.»
Cette situation résulte notamment des arrangements institutionnels des projets et de leurs multiples sources de financement. «De nouvelles formes juridiques destinées à leur gestion ont émergé telles que le European Research Infrastructure Consortium (ERIC), note Nicolas Rüffin. Ces entités sont plus flexibles et moins lourdes que les grosses organisations comme le CERN. Mais elles engendrent aussi une instabilité et une complexité croissante.»
Les ERICs ont été lancés en 2008 par l’Union européenne afin de permettre la création rapide d’infrastructures de recherche. Ils proposent un cadre légal au sein duquel des Etats peuvent s’associer, également avec des organisations intergouvernementales déjà existantes – au lieu de devoir en créer une nouvelle, ce qui nécessiterait de longues négociations. Dans le cadre des ERICs, un Etat a la possibilité de déléguer sa représentation à une entité privée ou publique, comme une organisation de recherche. Mais il demeure responsable en dernière ligne. «Les 19 ERICs existant actuellement diffèrent beaucoup entre eux, note Maria Moskovko de l’Université de Lund en Suède, qui étudie leur fonctionnement. Certains sont de grandes installations concentrées en un lieu alors que d’autres sont organisés en réseau. Comme il s’agit d’une forme juridique inédite, ces consortiums sont confrontés à des problèmes avec les administrations et les banques, qui ne comprennent pas ce qu’ils sont vraiment.»
Les nouvelles formes juridiques mises en place cette dernière décennie restent mal connues, tout comme les constellations d’acteurs impliqués et les dynamiques de prises de décision. Une chose est devenue claire: il faut mener une réflexion globale pour déterminer les méthodologies et les modèles communs qui fonctionnent le mieux.
Comprendre les grandes infrastructures
Coordonné par le Fonds national suisse (FNS), le projet européen InRoad veut identifier les bonnes pratiques en termes de planification d’infrastructures de recherche, harmoniser les procédures et encourager la durabilité des installations. Il a notamment mené une large collecte d’informations auprès des Etats membres de l’UE ainsi que des pays associés à Horizons 2020. Les résultats d’InRoad ont été publiés fin 2018.1>Accessible (format pdf) sous: inroad.eu/wp-content/uploads/2018/12/InRoad_finalreport.pdf Isabel Bolliger de l’IDHEAP à Lausanne a cofondé avec d’autres jeunes scientifiques européens le réseau BSRI qui rassemble actuellement des contributions pour un livre.
Notes
Geneviève Ruiz est une journaliste libre, basée à Nyon. Elle est rédactrice en chef du magazine Hémisphères. Cet article est paru dans Horizons n°119, décembre 2018, FNS, www.snf.ch/fr/