Depuis que je sais me mettre en quatre

Depuis que je sais me mettre en quatre
Née à Lugano, Adrienne Barman vit aujourd’hui à Grandson. Graphiste de formation elle travaille plusieurs années en tant que polygraphe au journal Le Courrier. Dès 2007, elle se lance à son compte en réalisant des mandats de graphisme, de dessins et des projets de livres. Drôle d’encyclopédie (Ed. la Joie de Lire) a été traduit en une quinzaine de langues et lui a valu le prix Suisse Jeunesse et Média 2015. www.adrienne.ch

1. Les enfants adorent quand je viens les chercher à l’école en Catwoman, mercredi à midi. IL FAUT QUE JE prenne absolument ce bus pour arriver à la sonnerie de fin des classes. Ils déboulent tous en criant dans la cour de récréation, les miens se jettent dans mes bras, je leur tends aussitôt leurs tenues d’EnfantsChats (combinaison en fourrure tigrée, oreilles pointues, moustaches).

On bondit de balcons en faîtes de villas vers la forêt. De cime en cime, de cabriole en gambade, on atteint miaou le grand chêne. On se juche sur sa fourche pour piqueniquer. Le mercredi, je suis laxiste, voire irresponsable: chips, cervelas, chocolats. On joue à chat perché dans les frondaisons en miaulant à qui miaule-miaule. On chasse. Miam-miam, et si on faisait ce bon petit merle à la broche? Les oiseaux s’égaillent en se moquant de nous. On n’est pas bons à la chasse. Alors on construit une cabane. On imagine qu’on aurait une vache pour nous faire du lait. Elle s’appellerait Minette, elle vivrait avec nous dans les arbres. On la caresserait beaucoup, on lui enlèverait pas ses cornes. Quand il commence à faire sombre, on se glisse dans la maison par la lucarne du grenier, hop! Je me sens tellement joyeuse quand j’ai le temps de jouer avec eux. À pas de velours, on entre dans la cuisine pour un verre de sirop, on chipe des biscuits, on se met Tom & Jerry à la télé en attendant le souper.

L’auteure

Auteure de romans et de nouvelles, Annik Mahaim vit au Mont-sur-Lausanne. Licenciée ­­en Lettres, formatrice d’adultes et journaliste, elle anime depuis plus de dix ans des ateliers d’écriture dans diverses institutions. Elle a reçu le prix Bibliomedia 1992 pour Carte blanche. Son dernier titre paru est le roman La Femme en rouge (Plaisir de lire, 2018).

2. Ils ont fixé l’entrevue mercredi après-­midi, malgré que le syndicat a tenté de faire cesser cette pratique. Brink a fait trop de bêtises à la tête du service de la sécurité informatique. Avec mon ancienne expérience de hackeuse, je suis l’ingénieure la plus compétente pour le remplacer, je l’étais d’ailleurs déjà à sa nomination. J’aime mon boulot, je veux devenir responsable de l’équipe. Deux enfants, une adulte: on vit à trois sur mon salaire, j’ai besoin de sous. N’OUBLIE PAS de relire tes arguments sur le post-it.

L’aréopage masculin chargé d’évaluer ma candidature me reçoit d’un air ostensiblement soucieux. Renonçant à mon look ordinaire de Lisbeth Salander, je suis en tenue de combat professionnel, tailleur pantalon strict, corsage blanc impeccable (sorti de mon armoire de vestiaire il y a cinq minutes, sur moi les corsages, contrairement aux vêtements magiques des héroïnes de séries US, se plissent et se tachent), chignon sur la nuque, léger maquillage, zéro piercing, zéro mèche rouge. Ça me donne l’impression d’ÊTRE A LA HAUTEUR. Empêcher la boule qui monte dans mon estomac de m’essouffler. RESPIRE, RESPIRE. Comment ils font les mecs pour bluffer, quand ils ne connaissent rien à un sujet sur lequel ils pérorent? Comment je fais moi, alors que je maîtrise mon métier, pour m’affoler comme ça? YES I CAN. Sortir de mon autisme ordinaire. Pas oublier d’évoquer le dossier Vaush.Ink, dans cette affaire j’ai été indubitable, expliquer comment je pense remotiver l’équipe, stimuler la créativité des collègues, travailler moins hiérarchiquement (ne pas insister sur ce point qui pourrait les déstabiliser). Je passe deux heures à PROUVER QUE JE PEUX LE FAIRE. Pied à pied. Il y a une semaine que je prépare chaque argument. Des faits, des faits. Ils semblent se rendre à l’évidence. Je glisse encore, comme d’une donnée allant de soi, «avec le même salaire et les mêmes avantages que Brink, on est d’accord» – sur le coup, ils semblent avoir croqué un citron. Cette impression d’avoir exagéré, d’être trop zarbi, de faire l’emmerdeuse. A 16h49 ils concluent: Madame Salander, vous avez conscience que ce poste demandera une flexibilité maximale, pouvez-vous vraiment garantir cela avec votre situation familiale, me disent d’un ton important ces messieurs, qui ont tous des enfants, donnons-nous, à vous et à nous, un délai de réflexion.

Je sors fracassée de colère. S’ils ne me nomment pas, je les hacke sérieux, je leur pourris total la vie sans qu’ils sachent pourquoi ni comment. On verra ça plus tard, J’AI JUSTE LE TEMPS d’attraper le bus pour rentrer à l’heure du souper.

3. CE SERAIT GENTIL d’aller voir maman à l’hôpital, le mercredi après-midi il y a toutes les visites en famille, elle pourrait se sentir seule à être seule. Mais j’attends qu’elle n’ait plus le respirateur pour emmener les enfants, c’est trop impressionnant. L’autre problème, c’est que l’hôpital est loin. TU POURRAIS FAIRE UN EFFORT. Je consulte mon téléphone: en ce moment un accident bloque l’autoroute, s’y ajoute une panne CFF «due à des raisons techniques». Aha. PAS DE SOUCI JE GÈRE ce genre de petits ennuis, en tant que Lara Croft. Marathonnant à travers champs, franchissant grâce à d’adroits jetés de cordes les gorges de molasse, me propulsant de pylône en pylône, sautant par-dessus les routes, triomphant des rivières grâce à mon puissant crawl, me voilà dans le hall de l’hôpital à peine ébouriffée.

Etant peu vêtue (minitop, microshort, holsters de cuisses), je sors de mon sac des vêtements convenables pour ne pas inquiéter maman. Elle repose sur son lit, pâle mais délivrée de ses tuyaux. Je lui ai apporté un flacon de son Chanel N°5, je l’embrasse avec précaution, ma maman chérie, ma fragile, ma force, ma seule maman, mon cœur, reste avec nous je t’en supplie. Je me sens tellement triste, tellement alarmée. Nous conversons une heure en souriant, elle me montre combien elle va mieux, combien sûr elle va guérir, je lui montre combien je la crois. Elle sort dans trois jours, je viendrai la chercher. A samedi alors ma chérie. IL FAUT JUSTE ENCORE QUE JE TENTE DE RENTRER À L’HEURE DU SOUPER.

4. Or pendant ce temps à la maison, le frigo reste vide, l’armoire de la salle de bain dépeuplée, la boîte Urgent – à régler remplie d’ultimatums administratifs. J’ai une monstre LISTE DE COMMISSIONS à exécuter si on veut continuer à manger, à se brosser les dents et à téléphoner, par ici. Aucun problème, je m’appelle Lakshmi, déesse de l’abondance et de la gestion matérielle avisée (sous-titre suisse romand: SuperABonneEntendeuse). Revêtue de mon sari rouge, un de mes bras poussant mon caddy, un autre saisissant les produits, le troisième brandissant une loupe, le quatrième déroulant sur mon téléphone la liste de toutes les choses BonnesASavoir, je fais mes courses. J’amasse pour toute une semaine des victuailles aussi saines, délicieuses, authentiques qu’économiques: SansSucresAjoutés SansColorants SansConservateurs ni E3017, en ActionMaisBio (tout en évitant, dans les produits d’hygiène, aussi bien l’Hydroxitocomerdiol que le Nanopipideglysulfite). Quand mes armoires sont redevenues dignes d’une Lakshmi, je liquide mon périple administratif au moyen de mes quatre combinés de téléphone (si votre appel concerne votre numéro d’appel, tapez 1, si… ) JE VAIS Y ARRIVER. Car ce faisant je fais valser les factures, jongle avec les formulaires scolaires, les petites lettres des conditions générales, les contrats sensés & judicieux. À peine un de mes bras a-t-il écrit un mail, qu’un autre répond au téléphone où enfin une voix s’adresse à moi (à la suite de vingt-trois minutes de Mozart grésillant), tandis que je colle d’une troisième main un timbre, tout en buvant mon chaï. J’adore. Bien entendu je parviens à TOUT TERMINER POUR L’HEURE DU SOUPER.

Voyez-vous, depuis que j’ai trouvé comment me mettre en quatre, mes mercredis après-midi fonctionnent à merveille. Il suffit de se quadrupler. Ce soir IL N’Y A PLUS QU’À qu’à faire le souper, coucher les enfants, leur lire une histoire.

Et ma vie amoureuse, me direz-vous? Ah. Hmmmf hemhemfmhh, bonne question. Depuis mon divorce elle n’est pas bien animée. Je cherchotte un amoureux sur internet (médiocres succès). Bon, une confidence: ce soir, je me dédouble. Tandis que Catwoman ronronne dans la chambre de mes enfants endormis, j’envoie Wonderwoman à un rendez-vous de visu avec un correspondant. Mon armure dorée pigeonnante et mes beaux cothurnes devraient faire un peu d’effet. J’espère. C’est que JE DOUTE TELLEMENT DE MOI.

 

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Annik Mahaim

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«Tu es la sœur que je choisis»

mardi 27 août 2019
Alors que les discriminations sociales que subissent les femmes seront dénoncées le 14 juin prochain lors d’une grève féministe dans toute la Suisse, des écrivaines et illustratrices de Suisse romande...

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