Contrechamp

Le pouvoir de dire non

Spécialiste des droits de l’homme, Petr Muzny, professeur à l’université de Genève, lutte depuis une dizaine d’années en faveur de la reconnaissance du droit à l’objection de conscience au service militaire. Il a participé à plusieurs procès qui ont permis des avancées considérables dans ce domaine. Récit.
Le pouvoir de dire non
Le 1er octobre 1996, les premiers candidats au service civil suisse manifestent dans les rues de Berne. (KEYSTONE/Str)
Objection de conscience 

La Suisse comptait près de 50 000 personnes admises au service civil à la fin de l’année 2017. Pour éviter de porter l’uniforme, il a suffi à ces objecteurs de s’inscrire via le portail internet mis à disposition par l’administration fédérale et de suivre une journée d’introduction obligatoire. Les choses n’ont cependant pas toujours été aussi simples. Jusqu’à l’entrée en vigueur de la loi sur le service alternatif, en 1993, plus de 20 000 jeunes citoyens ont en effet payé de la prison leur refus de porter l’uniforme, avec des peines pouvant aller jusqu’à trois ans de réclusion. Même si un retour en arrière n’est pas à exclure, le Conseil fédéral affichant clairement la volonté de réduire de façon substantielle le nombre d’admissions au service civil, le recours à de telles extrémités semble désormais appartenir au passé. Mais ce n’est pas le cas partout.

Certains Etats, comme Singapour, la Turquie, la Corée du Sud ou encore l’Erythrée, restent aujourd’hui encore très réticents à mettre en place une alternative au service militaire obligatoire, quand ils ne continuent pas à prononcer de lourdes peines à l’encontre des individus qui refusent de porter les armes pour des questions de conscience. Professeur titulaire à la Faculté de traduction et d’interprétation de l’université de Genève, où il enseigne le droit général, Petr Muzny a fait de cette cause son cheval de bataille depuis près d’une décennie. Expert reconnu internationalement, il a participé à plusieurs procès ayant abouti à des évolutions significatives, pour ne pas dire historiques, dans un domaine où les Etats se montrent généralement assez jaloux de leurs prérogatives.

«Le premier Etat ayant reconnu officiellement le droit à l’objection de conscience est le Royaume-Uni, en 1916, restitue le juriste. Depuis, la plupart des démocraties occidentales qui possèdent une armée de milice ont suivi le mouvement, sous l’impulsion principalement du Comité des droits de l’homme des Nations unies puis, plus récemment, de la Cour européenne des droits de l’homme. Tous deux exigent de leurs membres la mise en place d’un service alternatif permettant d’échapper à la conscription. Les importantes avancées acquises au cours de ces vingt dernières années ne doivent cependant pas masquer le fait qu’à l’échelle de la planète, on comptait par milliers le nombre de personnes enfermées pour ce motif jusqu’en 2018.»

Un «Témoin» à la barre

C’est par l’intermédiaire d’un collègue canadien, qui connaît son intérêt pour les questions liées aux droits de l’homme, que Petr Muzny en vient à s’intéresser à la problématique de l’objection de conscience. Nous sommes alors en 2009 et le cas que les deux avocats ont à traiter oppose le Ministère public arménien à un jeune Témoin de Jéhovah (Vahan Bayatyan) condamné à deux ans et demi d’emprisonnement pour s’être soustrait au service militaire obligatoire en raison de ses convictions religieuses.

Après une tentative de recours infructueuse devant les juridictions arméniennes, le cas est porté devant la Cour européenne qui, dans un premier temps, donne raison à l’Arménie. «La seule issue qui nous restait était de tenter notre chance devant la Grande Chambre de la Cour européenne, explique Petr Muzny. Celle-ci n’entre en matière que lorsqu’elle considère que l’affaire soulève une question grave d’interprétation de la Convention ou qu’elle implique une remise en cause de son interprétation, ce qui correspondait à l’époque à un cas sur 60 en moyenne.»

Préparé dans l’urgence, le dossier ficelé par la défense est finalement accepté et la plaidoirie qui s’ensuit tourne au triomphe pour les deux juristes. A 16 voix contre une – celle de l’Arménie –, la cour donne raison au plaignant. Revenant sur la jurisprudence adoptée depuis près d’un demi-siècle, elle considère pour la première fois de son histoire que le droit à l’objection de conscience au service militaire est garanti par l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme, lequel porte sur la liberté de pensée, de conscience et de religion.

«Dans une période d’insécurité comme celle que nous traversons actuellement, les Etats ont tendance à s’accrocher à l’idée que tout homme doit servir sa patrie, commente Petr Muzny. Ils considèrent souvent que si l’on commence à faire des exceptions, cela va créer un appel d’air qui mettra en péril la sécurité de la collectivité, tout en portant atteinte au principe d’égalité. Un de nos objectifs était de montrer à la cour qu’aucun de ces deux arguments ne résiste à l’analyse de la réalité.»

L’expérience montre en effet que la mise en place d’une alternative au service militaire obligatoire n’a jamais conduit à désorganiser l’armée d’un Etat, puisque cette mesure ne concerne en règle générale qu’une infime proportion de la population (on recense une dizaine de cas à Singapour pour une armée de 70 000 hommes et un millier pour un contingent d’un million de soldats en Russie).

Il existe par ailleurs déjà de multiples exceptions à l’obligation de servir. Dans de nombreux pays, certaines catégories de la population – les jeunes pères de famille, les membres de certaines ethnies, le personnel indispensable au bon fonctionnement des hôpitaux, les sportifs de très haut niveau, les dirigeants politiques ou les femmes – sont ainsi traditionnellement exemptés de leurs devoirs militaires sans que cela porte atteinte à la cohésion sociale.

A la barre, l’avocat genevois insiste également sur le fait qu’il est plus rationnel d’un point de vue économique d’utiliser les capacités d’un individu pour les mettre au service de la collectivité que d’envoyer celui-ci croupir derrière les barreaux.
«Avec l’évolution des technologies et l’émergence d’armes de plus en plus destructrices, le nombre d’hommes mobilisables n’est plus un critère déterminant en matière de défense, précise Petr Muzny. Cela a poussé de nombreux pays, dont les Etats-Unis et la Russie, à réduire de manière assez drastique le nombre de conscrits. A l’inverse, les besoins de la société sont de plus en plus importants dans des domaines comme l’aide aux personnes âgées, le travail social, les transports ou l’entretien du paysage.»

Sommée de se conformer aux normes internationales, l’Arménie va pourtant traîner des pieds. D’autres personnes seront ainsi incarcérées après l’arrêt historique de l’affaire Bayatyan, tandis que le service alternatif qui est proposé aux objecteurs reste loin de satisfaire aux standards internationaux. Selon les directives édictées par les instances des Nations unies, un service civil de nature «authentique et non punitive» ne peut en effet excéder une fois et demie la durée du service obligatoire. Il doit en outre être placé sous la supervision d’une autorité civile et non du Ministère de la défense.

On en est loin dans le système mis en place en Arménie à partir de 2004 qui contraint les participants à porter l’uniforme, à saluer selon les codes militaires et à accomplir des tâches en lien direct avec les activités de l’armée. Et pour ceux qui ont le malheur de refuser, c’est le retour à la case prison.

C’est dans ce contexte qu’un second procès s’ouvre devant la Cour européenne en octobre 2017. L’affaire «Adyan contre Arménie» débouche sur une nouvelle victoire pour la reconnaissance du droit à l’objection de conscience. Face à la pression exercée sur elle, la République caucasienne est contrainte de franchir le pas vers un service alternatif digne de ce nom. «Même si les autorités ont longtemps rechigné à mettre en place un tel système, analyse l’homme de loi, elles se félicitent aujourd’hui du résultat obtenu qui leur donne pleine satisfaction. Si bien que l’on peut considérer que la question est désormais résolue dans ce pays.»

Le réveil du Matin calme

Les choses ne sont pas loin de prendre le même chemin en Corée du Sud. Dans ce pays où près de 20 000 objecteurs de conscience ont été condamnés à des peines de prison depuis 1953, toutes les tentatives de recours ont été systématiquement balayées par les juges nationaux jusqu’en 2015. Sous la pression d’une opinion de moins en moins favorable à l’emprisonnement des objecteurs de conscience et d’un président, Moon Jae-in, spécialisé dans la défense des droits de l’homme, la situation a depuis évolué.

En juin 2018, la Cour constitutionnelle a ainsi rendu un jugement considérant que l’article de la législation nationale qui empêchait la création d’un service alternatif était anticonstitutionnel. Elle a donc mis en demeure les autorités de mettre en place d’ici à la fin 2019 une nouvelle législation comportant un service civil alternatif.

«A partir de cette date, la Cour suprême s’est réveillée, raconte Petr Muzny. Une audience a été tenue dans la Grande Chambre, à laquelle j’ai été associé en tant qu’amicus curiae [«ami de la cour»]. Et, le 1er novembre 2018, la Cour suprême a jugé que l’objection de conscience n’était plus considérée comme un délit en Corée du Sud et que la conscience religieuse constituait un «juste motif» pour refuser d’effectuer le service militaire. Résultat: plusieurs centaines de prisonniers ont été soit relaxés, soit libérés dans les semaines qui ont suivi cette décision.»

Outre celui de Singapour, qui pose également problème, il reste un cas qui préoccupe particulièrement Petr Muzny: celui de l’Erythrée. Dirigé d’une main de fer par l’ancien leader révolutionnaire Isaias Afewerki depuis son indépendance en 1993, ce petit Etat de la corne de l’Afrique fait figure de champion en matière de répression des objecteurs de conscience.

Alors que le service militaire, qui concerne tous les hommes et les femmes de 17 à 40 ans, dure au minimum dix-huit mois – il peut être indéfiniment prolongé depuis 2002 –, aucune disposition légale n’existe concernant les personnes qui refusent de porter les armes. Cette situation a entraîné la désertion et l’exil d’un grand nombre de citoyens (environ 3000 par mois en 2013 selon le Haut-Commissariat aux réfugiés) ainsi que l’enfermement arbitraire d’un nombre indéterminé d’individus.

«On sait notamment qu’il y a quelques dizaines d’objecteurs qui sont emprisonnés depuis une longue période, dont trois depuis vingt-cinq ans, sans avoir été poursuivis ni condamnés officiellement, résume Petr Muzny. Ils sont maintenus au secret, dans des conditions inhumaines. Certains ont été torturés de manière abjecte et humiliante, d’autres sont morts en détention. Mais face à un Etat aussi autoritaire, les moyens de pression sont maigres. Le fait que les autorités du pays aient récemment entamé des démarches auprès des Nations unies pour trouver un accord de paix avec l’Ethiopie donne cependant des raisons d’espérer que la situation ne demeure pas indéfiniment figée.»

Cet article est paru dans Campus n°136, mars 2019, magazine de l’université de Genève.

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