Comment les migrantes ont émancipé la Suisse
Dans les années septante, une femme quitte l’Italie du Nord pour la Suisse. Elle dit avoir eu alors l’impression de faire un retour dans le passé: le suffrage féminin avait été introduit en Italie en 1945 et l’égalité entre les sexes inscrite dans la Constitution en 1948. Les Suissesses, elles, devaient encore avoir l’autorisation de leur mari pour travailler.
Sa fille, Francesca Falk, est historienne à l’Université de Fribourg. Elle dit avoir été sensibilisée dès le berceau à cette thématique: l’influence de la migration sur l’égalité entre les sexes en Suisse. Ses recherches viennent de paraître dans le livre Gender Innovation and Migration in Switzerland<F. Falk: Gender Innovation and Migration in Switzerland. Palgrave Studies in Migration History, 2019.>.
La haute conjoncture qui régnait en Suisse après la Seconde Guerre mondiale a attiré de nombreux travailleurs étrangers, notamment italiens. En terres helvétiques, il allait de soi que les femmes restent à la maison et s’occupent des enfants. Dans certaines régions d’Italie, il était au contraire normal que les femmes travaillent, notamment pour des raisons économiques. «Concilier travail et famille était à cette époque un problème auquel étaient confrontées les familles suisses défavorisées ainsi que les migrants», note Francesca Falk.
Le phénomène s’est par exemple manifesté en ville de Berne. Dans les crèches, le nombre des enfants issus de l’immigration a augmenté de plus de 60% au milieu des années soixante, en dépit de la priorité accordée aux Suisses lors de l’attribution des places. L’immigration a également nécessité davantage de places d’accueil dans le Valais, canton rural. L’essor de ces infrastructures a rendu l’accueil extrafamilial des enfants de plus en plus habituel, également pour les classes moyennes helvétiques.
Les femmes venues de l’étranger ou s’étant déplacées à l’intérieur du pays ont fait partie des pionnières de la lutte pour le suffrage féminin. Pour l’icône féministe Iris von Roten, son installation en Valais rural ainsi que son séjour aux Etats-Unis auront été déterminants. Et c’est de l’étranger que vinrent les premières étudiantes et enseignantes, à l’instar de la Russe Anna Tumarkin, qui fut la première femme à être nommée professeure à l’Université de Berne, en 1909.
La migration peut encourager l’innovation sociale, confirme Regina Wecker, l’une des figures importantes de l’histoire du genre en Suisse: «Un regard au-delà des frontières et la migration élargissent la palette des solutions personnelles.» Elle souligne cependant que l’action de certaines Suissesses, qui donnèrent des impulsions et poursuivirent le mouvement, fut nécessaire pour l’ancrage de cette évolution.
L’expert en sciences culturelles Walter Leimgruber, de l’Université de Bâle, voit également un potentiel dans la migration. «Se confronter à d’autres manières de penser et de vivre permet de réfléchir à sa propre situation sociale et de la relativiser», note-t-il. Pour lui, un gros retard doit toutefois encore être rattrapé en Suisse, notamment en ce qui concerne les coûts de l’accueil extrafamilial des enfants. Cela implique de nouvelles remises en question des rôles traditionnels. «Les débats actuels sur la migration montrent que nous exigeons avec raison que les migrants, ceux de confession musulmane par exemple, respectent l’égalité entre les sexes, mais que cet objectif n’a pas été atteint chez nous dans de nombreux domaines.»
Ne comprendre la migration que comme une histoire à succès à l’origine d’innovations sociales serait toutefois réducteur, estime Francesca Falk: «La migration n’est en elle-même ni bonne ni mauvaise.» Les conditions cadres de l’immigration sont en revanche importantes. Et elles sont parfois influencées par la manière dont la migration actuelle et passée est considérée du point de vue scientifique.
Paru dans Horizons n° 120, mars 2019, Fonds national suisse, www.snf.ch/fr/