Climat: un nouveau rapport de forces
2 février 2019. On marche pour le climat dans quatorze villes de Suisse. A Lausanne, il y a foule devant le palais de Rumine. Répondant à l’appel non partisan du mouvement Klimastreik (Grève climatique), près de 10 000 personnes se sont rassemblées pour donner de la voix et défendre le droit à un avenir. Une foule bigarrée où jeunes et moins jeunes battent le pavé ensemble. Après le débrayage du 18 janvier qui leur était propre, les jeunes, rappelant que «tout le monde est bienvenu», ont choisi d’élargir le mouvement. Leur parole a été entendue et n’a pas manqué ce jour-là d’en susciter d’autres. Une en particulier retient mon attention, celle de Jacques Dubochet, co-récipiendaire 2017 du Prix Nobel de chimie, qui va électriser la foule: «Le changement, c’est vous, les jeunes, et ça ne va pas faiblir. C’est votre vie, votre affaire, vous ne la laisserez pas passer.» 1> in S. Kabacalman «Ensemble pour le climat», Le Courrier, 4 février 2019.
Pour la foule réunie, cette «réponse» adressée faisait écho à toutes les paroles échangées ce jour-là. Chargée d’émotion, elle ne sonnait pas seulement juste, elle donnait corps et forme à une solidarité en actes.
«Le changement, c’est vous»
Avec sa force et sa portée inhabituelles, cette adresse lancée nous autorisait même à penser que le fossé entre générations s’était comblé, sinon qu’une passerelle, large et solide, venait d’être jetée entre elles. Or si ce moment peut être considéré comme remarquable, ce n’est pas parce qu’il signifiait tout à coup la fin de l’«incompréhension» entre les générations, mais bien parce que le mouvement de balancier était en train de s’inverser radicalement.
Dès le départ, la grève du climat n’a cessé de bousculer les lignes de front générationnelles – ce qu’elle a d’ailleurs continué de faire après le 2 février. Il paraît clair aujourd’hui que là où la grève surprend, étonne, séduit, réjouit ou redonne espoir, le dialogue s’approfondit ou reprend. Là où, par contre, elle provoque, choque ou suscite le sarcasme et le cynisme, les tensions s’exacerbent, le fossé se creuse.
Dans son livre Evolution et liberté2>H. Jonas, Evolution et liberté, Paris, Payot & Rivages, 2000., le philosophe Hans Jonas revient sur ce qu’il n’hésite pas à appeler la «plus curieuse de toutes les contemporanéités», pour décrire finalement le fossé entre générations comme un «véritable chausse-trape où se font piéger compréhension et incompréhension». «Je ne suis pas sûr, continue-t-il, de comprendre mes enfants; mais je ne suis pas tout à fait certain qu’ils ne me comprennent pas. Ou me tromperais-je ici encore? Me comprennent-ils peut-être davantage qu’il ne me plaît?»
On ne dialogue avec autrui, on ne délivre louanges ni critiques sans dans le même temps se dévoiler. Là est, pour l’instant, le principal acquis de cette grève: grâce aux élèves, apprenti-e-s et étudiant-e-s engagés dans cette action, chacun sait un peu mieux se situer, se jauger; chacun est tenu de prendre position, devant soi-même ou les autres, à la manière ou non de Jacques Dubochet.
Le fossé entre générations nous permet, de façon paradoxale il est vrai, de renouer le contact. Avant cela il est signe de notre condition humaine, ce que désigne parfaitement, comme nous le rappelle Hans Jonas, le concept de «natalité» forgé par Hannah Arendt: «La ‘natalité’ […] est un attribut de la conditio humana tout aussi essentiel que la mortalité. Elle désigne le fait que nous avons tous été mis au monde, ce qui signifie que chacun d’entre nous a commencé à un moment quelconque d’être là alors que d’autres s’y trouvaient déjà depuis longtemps, et cela nous garantit qu’il y en aura toujours qui verront le monde pour la première fois, porteront un regard neuf sur les choses, et s’étonneront là où d’autres ont été rendus indifférents par l’habitude, qui prendront le départ là où d’autres sont arrivés au but.»3>H. Jonas, op. cit., p. 106, 150.
Ce regard étonné sur les choses vient aujourd’hui se confronter à notre propre regard. Il permet aux élèves de s’emparer d’une tâche dont nous n’avons pas su ou pas voulu jusque-là nous saisir. Une tâche si énorme qu’elle a dû longtemps leur sembler insurmontable, à tel point que l’idée même qu’on puisse la leur imposer paraisse – à juste titre – obscène. Or la «génération climat» s’en empare sans arrière-pensées, sans même nous avertir. Et sachant qu’elle n’a pas le choix, elle en profite pour le faire à sa manière. A l’instar de ces jeunes étudiant-e-s français-e-s, entré-e-s en grève parce que, disent-ils, «nous, la jeunesse, sommes né-e-s dans un modèle de société mondialisé responsable de la catastrophe environnementale et sociale actuelle, et [que] c’est notre futur qui se dérobe sous nos yeux».
Une génération «naît»
Des jeunes voient que le monde change plus vite que jamais. Ils et elles décident alors d’«entrer en résistance». Et depuis la mi-février, tout en s’inscrivant dans le mouvement «Fridays for future» – à chaque vendredi sa grève –, en profitent pour changer les règles du jeu. Chaque semaine, ils et elles présentent donc au gouvernement français une «revendication impérative», non sans humour d’ailleurs: «Vous, dirigeants et dirigeantes, aurez des devoirs à faire, et nous donnerons une semaine à l’Etat pour mettre en place notre proposition. Si ces devoirs ne sont pas rendus avant le vendredi suivant, vous serez sanctionnés: nous entrerons en résistance, car face à l’inaction politique la seule solution est la désobéissance civile. Soyez prêt-e-s pour l’examen du 15 mars.»4> «Manifeste de la jeunesse pour le climat», Reporterre, 12 février 2019. A ce jour (6 mars), quatre «leçons» ont été «données». La première semaine, le sujet fut «Etat d’urgence écologique et sociale». Puis suivirent, dans l’ordre, «Décroissance énergétique», «Transition alimentaire», «Ecoféminisme». En prenant la parole, ces jeunes font plus que critiquer le pouvoir, ils et elles le remettent en cause.
En 1972, l’année où est publié par le Club de Rome le rapport Halte à la croissance?, Jean Baudrillard consacre un livre au problème de la consommation. Dans une discussion sur les médias de masse, il en profite pour redéfinir la communication «comme un échange, comme l’espace réciproque d’une parole et d’une réponse, donc d’une responsabilité.» Un échange, lorsqu’il prend place, institue une réciprocité entre parole et réponse. Ce faisant il permet de briser une relation au départ clairement déséquilibrée: car habituellement «le pouvoir est à celui qui peut donner et à qui il ne peut être rendu»5>J. Baudrillard, Pour une économique politique du signe, Paris, Gallimard, 1972, pp. 208-209.. Les jeunes d’aujourd’hui l’ont compris. Assumer la responsabilité de la parole, pour la redonner ensuite, est d’une urgence manifeste.
S’il a fallu du courage à ces jeunes pour relever le défi d’une responsabilité tournée vers l’avenir, faisant leur le «principe responsabilité» cher à Hans Jonas, il leur en faut davantage encore pour le reprendre de nos mains ou de celles des politiques à qui il est généralement accordé d’en faire bon usage; eux qui semblent décidés à le garder, malgré leur incompétence notoire en la matière.
D’où le choc et l’étonnement actuels. Comment se fait-il que non contents de relever ce défi, les jeunes en profitent pour s’émanciper d’une idéologie patiemment inculquée? La foi en celle-ci est d’ailleurs si ancrée que certains parmi nous endossent la posture paternaliste si souvent honnie pour délivrer le message des anciens: un jour, vous saurez faire la part entre solutions faciles et solutions raisonnables, vous saurez résister aux sirènes des premières et reconnaître l’évidence des secondes.
Nous sommes sous leur regard
Or il ne fait aucun doute que ces jeunes en savent bien plus que nous ne le supposons. Si leurs études ont pu jouer un rôle dans cette prise de conscience, s’ajoute à ce savoir une expérience née entre autres du commerce quotidien avec leurs aînés. N’oublions pas que nous sommes depuis leur enfance sous leur regard. Ils nous ont vus découvrir ou reconnaître le désastre écologique, tenter de nous organiser pour finalement plier devant le poids du «bon sens» et tenter de faire comme si de rien n’était, accordant à peine un peu d’attention à de pathétiques éco-gestes.
Voilà pourquoi leur diagnostic fait mouche et mal en même temps. Bien avant eux eut-il fallu reconnaître l’inacceptable irrationalité du capitalisme, se défaire du culte de la croissance à tout prix, de la domination de la nature et du déni éhonté des limites. Bien avant eux eut-il fallu identifier sa forme pathologique, lorsque par exemple la crise climatique, voire même son aggravation, est considérée par certains de ses thuriféraires comme une opportunité à saisir.
Aussi à l’heure de la mise aux enchères des licences pour la téléphonie 5G, gardons-nous de trop critiquer – ils auraient constamment le nez sur leur smartphone! – celles et ceux pour lesquels nous ouvrons grandes les vannes du tout numérique, incapables que nous sommes de résister à l’attrait de sa puissance – ici augmentée par un facteur 100! – et des profits promis par une économie de la donnée et de l’attention en pleine croissance.
Alors oui, demandons-nous qui est faible, qui est embarqué par des idéologies, qui se laisse polluer par des idées toutes faites? Et, surtout, reconnaissons que les élèves ont bien d’autres choses à faire que d’être obligés de débrayer.
Les partisans de la Klimastreik l’affirment haut et fort: l’heure n’est plus à la compromission ni au compromis. Ils et elles ont pris conscience de leur force. Ils et elles savent que la donne a changé. A l’heure de l’urgence climatique, c’est pour nous tous une bonne nouvelle. Nous devons en profiter pour «apprendre à nous rendre mieux attentifs les uns aux autres, ainsi qu’aux relations qui tissent notre vie commune»6>Y. Citton, Pour une écologie de l’attention, Paris, Seuil, 2014, p. 14.. Et construire, en dialoguant, cette «écologie de l’attention» qu’Yves Citton appelle de ses vœux.
Notes