Chroniques

Une sorcière comme les autres

Transitions

Attention! Les féministes annoncent le grand retour des sorcières. Moi, ça fait longtemps que je les aime, les sorcières. Dans les années 1970, je fus fascinée par le récit que fait Françoise Mallet-Joris, dans son roman Trois âges de la nuit, du face à face entre Jeanne, fille de sorcière et accusée elle-même de sorcellerie, et l’impitoyable procureur Jean Bodin, juriste éminent et conseiller du roi. Cet inquisiteur, qui se targue d’être un humaniste, a recours, pour piéger la malheureuse, à des ruses d’une perfidie redoutable. Elles traduisent la suffisance du pouvoir, la lourdeur de l’ordre, la froideur du droit, l’arrogance de la bourgeoisie naissante. Mais Jeanne, elle, est agile, insaisissable. Elle appartient à un monde tellement étranger à cette rhétorique que même sans le chercher, elle échappe à l’emprise de l’autorité, ravivant à chacune de ses réponses, la rage de l’accusateur. Elle est tout entière dans «la force, la colère, la flamme», nourrie «de ce sentiment primitif: la fureur de survivre». «Vous me dites que votre mère était déjà morte quand elle fut condamnée, questionne-t-il, l’esprit avait quitté le corps par une opération magique?». «Pourquoi magique?, lance la jeune femme, il y en a beaucoup parmi ceux que je vois qui sont ainsi, morts en dedans ou endormis, je ne sais pas. (…) Croyez-vous qu’ils ne sont pas assez grands pour se vider tout seuls? (…) Les juges aussi ils étaient morts quand ils ont condamné ma mère!».

Cette scène illustre le tragique scénario de ces massacres, pratiqués en toute impunité durant deux ou trois siècles: ce sont des «morts vivants» qui s’acharnèrent à détruire des femmes incroyablement vivantes, et à faire périr par le feu celles qui brûlaient déjà de passion et d’insoumission. Ce n’est pas l’Eglise qui inventa la sorcellerie, même si elle s’est empressée de cautionner les tortionnaires. La chasse aux sorcières trouva plutôt son origine à la Renaissance avec la montée d’un ordre nouveau, imprégné de rationalisme, de foi dans la science, de vénération du savoir académique. La plupart de celles qui furent livrées au bourreau étaient des femmes de la campagne, pauvres, livrées à elles-mêmes. La nature, dont elles étaient proches, fut leur université, les marginaux qu’elles fréquentaient leurs maîtres en solidarité, les sordides secrets d’alcôve des villageois auxquels elles rendaient des services pour quelques bouchées de pain, le champ d’expérimentation où elles puisèrent l’intelligence des relations humaine. Elles détenaient un savoir, elles étaient les guérisseuses, les sages-femmes, les avorteuses, les conseillères et complices que les grands docteurs abhorraient.

Si Anna Göldi fut la dernière sorcière condamnée au bûcher en 1782 à Glaris, il n’en reste pas moins que jusqu’au milieu du siècle dernier, beaucoup d’autres femmes, pour des motifs comparables, eurent à subir les foudres de la société patriarcale et bien-pensante. Des mères célibataires, des prostituées, des «dévergondées» furent expédiées non pas dans les flammes mais dans des pénitenciers, notamment à Hindelbank dans le canton de Berne, sans avoir commis un seul délit. La loi vaudoise sur l’internement administratif, dans les années 1950, avait en effet pour objectif, selon ses partisans, de mettre à l’ombre ces êtres appartenant à un milieu «peuplé de femmes et d’hommes en état de prudente insurrection contre les lois et les mœurs». On dit aussi que la psychiatrie est née au pied des bûchers: après tout, ces sorcières n’étaient-elles pas des malades mentales, des hystériques, des possédées? Beaucoup furent enfermées durablement dans des asiles, parce que la société ne voulait plus rien savoir de ces folles qui menaçaient la cohésion sociale. Trop libres, trop pauvres, trop prolifiques, d’autres eurent à subir une stérilisation forcée. De même que la sorcellerie était supposée héréditaire, on prétendit que la pauvreté, la dépression, l’alcoolisme, la «légèreté des mœurs» se transmettaient de génération en génération. En conséquence on leur enleva leurs enfants pour les placer au fond des campagnes.

Celles qui échappèrent au bûcher ou à la répression devinrent des femmes libres, autonomes par nécessité, rebelles par instinct de survie. «Au fond, elles sont toutes un peu sorcières», pensait Bodin en regardant Jeanne: «Femme, élément de désordre; femme, facteur d’anarchie, ferment nuisible, imprévisible complication du monde.» C’est en ceci qu’elles nous ressemblent, proclament les féministes d’aujourd’hui. S’appuyant sur le livre de Mona Chollet Les sorcières, la puissance invaincue des femmes, les adeptes de l’écoféminisme entendent combattre le patriarcat et le capitalisme, responsables de la domestication de la nature et des femmes. Pour ma part, comme le chante Anne Sylvestre, je ne suis modestement qu’«une sorcière comme les autres». En attendant le grand sabbat du 14 juin prochain!…

*Ancienne conseillère nationale.
Publication récente: Mourir debout. Soixante ans d’engagement politique, Editions d’en bas, avril 2018.

Opinions Chroniques Anne-Catherine Menétrey-Savary

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lundi 8 janvier 2018

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