Le mot de l’éditrice

Camille Luscher, éditrice du recueil Helvétique équilibre a fait traduire chacun des textes par un ou une traductrice différente pour obtenir une richesse de point de vue. Elle livre des explications concernant les enjeux de traduction du texte de Dorothee Elmiger.

Le recueil Helvétique équilibre rassemble des textes d’auteurs contemporains en dialogue avec le discours sans doute le plus célèbre de Carl Spitteler (notre prix Nobel de littérature, qu’il reçoit en 1919). Le discours était intitulé « Notre point de vue suisse » – le recueil propose de démultiplier les points de vue en invitant huit écrivaines et écrivains de générations, de langues et d’horizons différents. Dans cette perspective, je tenais à faire traduire chacun des textes par un ou une traductrice différente; ce qui ne va pas sans quelques complications administratives, mais apporte aussi une richesse de point de vue, précieuse jusque dans la relecture.

Le discours de Carl Spitteler avait été traduit quasi dans la foulée. C’est cette traduction de 1915 qui avait été rééditée jusqu’à aujourd’hui, la dernière fois en 1995 dans un Mini-Zoé avec une préface de Claude Reichler. Au premier coup d’œil, la traduction semblait tout à fait valable, mais une comparaison plus détaillée a révélé que certains passages avaient été coupés, d’autres légèrement transformés, inconsciemment sans doute, de sorte que le message s’en trouvait modifié. Une retraduction s’imposait et c’est Lionel Felchlin qui s’en est chargé pour le français.

Le texte composé par Dorothee Elmiger noue un dialogue étroit avec le discours de Spitteler, reprenant certains passages pour les décortiquer. Ainsi de la phrase citée tout au début du texte d’Elmiger «Pour cette raison, nous plaçons nos troupes tout autour de la forêt.» qui correspond à une formulation un peu étrange en allemand: Aus diesem Grunde stellen wir unsere Truppen rings um den ganzen Waldsaum.

Ce n’est pas pour rien que Dorothee Elmiger s’arrête sur cette formulation, la passe à la moulinette même. L’image de la forêt, du sanglier, est une image forte du texte de Spitteler, filée tout du long. Mais un examen attentif révèle une certaine faille logique ou en tout cas un niveau de complexité inattendu : si les troupes suisses sont à la lisière de la forêt – où se trouve la forêt? C’est la question que pose le garde forestier du texte d’Elmiger.

Quand un texte cite un autre texte, il s’agit toujours pour la traductrice de choisir quelle traduction citer : existe-t-il une traduction «de référence», si oui, fonctionne-t-elle avec le propos du texte original, si non faut-il proposer en toute modestie une retraduction de la pensée de Goethe, Shakespeare, Homère pour mieux coller au propos du texte ? Mais il est difficile de traduire une pensée hors contexte. Et ne risque-t-on pas alors de réduire par trop la tension qui existe entre le texte cité et le commentaire et constitue aussi l’intérêt de ce dernier?

Dans le cas de ce recueil, il était évident qu’il fallait reprendre exactement les mots auxquels le lecteur pourrait se référer en feuilletant le livre, et donc la traduction de Lionel Felchlin. Comme cette traduction était elle-même en train de s’élaborer, cela a donné lieu à un aller-retour entre les traductions de Marina Skalova et de Lionel Felchlin et il n’est pas impossible que la lecture minutieuse que fait Dorothee Elmiger du texte de Spitteler ait légèrement influencé la traduction de celui-ci.

Carl Spitteler, 1914: Aus diesem Grunde stellen wir unsere Truppen rings um den ganzen Waldsaum.

Traduction de 1915, par Catherine Guilland: C’est la raison qui nous fait placer des troupes sur toute la lisière de la forêt.

1ère traduction de Lionel Felchlin, traduction en travail: Pour cette raison, nous plaçons nos troupes à l’orée du bois.

1ère proposition de Marina Skalova, traduisant le commentaire que fait Elmiger de cette citation en reprenant la traduction de Lionel Felchlin de Spitteler, Marina me fait tout de suite remarquer qu’il manque quelque chose :

Par ailleurs, dit le garde forestier au téléphone, la formulation de Spitteler supposerait que le Suisse place ses troupes à l’orée du bois, étrangement, le sanglier se trouverait donc à l’intérieur du pays et serait encerclé de défenseurs. A ses yeux, il s’agirait d’un renversement erroné de la perspective, dit le garde forestier.

En effet, l’analyse de Dorothee Elmiger tient à une étrange précision qui, du fait même de son étrangeté peut-être, avait disparu de la première traduction, encore non définitive, de Lionel Felchlin: «ganzen Waldsaum», toute la lisière.

Proposition de l’éditrice pour reprendre la traduction de Lionel Felchlin suite à la lecture de la traduction de Marina Skalova:

tout au long de la lisière de la forêt
tout autour du bois
ou même: tout autour de la lisière de la forêt/ du bois

Choix de Lionel Felchlin pour sa traduction: Pour cette raison, nous plaçons nos troupes tout autour de la forêt. Et donc traduction définitive de Marina Skalova pour le commentaire de Dorothee Elmiger sur cette étrange formulation de Spitteler:

Par ailleurs, dit le garde forestier au téléphone, la formulation de Spitteler, qui voit le Suisse placer ses troupes tout autour de la forêt, supposerait, étrangement, que le sanglier se trouve à l’intérieur du pays et est encerclé de défenseurs. À ses yeux, il s’agit d’un renversement erroné de la perspective.

Le recueil Helvétique équilibre réunit huit points de vue d’écrivains suisses en écho au discours de Carl Spitteler, premier Suisse à recevoir le prix Nobel de littérature en 1919. Les passages en italiques dans le texte de Dorothee Elmiger renvoient à ce discours, prononcé en 1914 en faveur de la paix, de la neutralité suisse et de meilleurs échanges entre les différentes régions linguistiques du pays.

Présentation du livre sur le site des éditions Zoé : http://www.editionszoe.ch/livre/helvetique-equilibre-dialogues-avec-le-point-de-vue-suisse-du-prix-nobel-de-litterature-1919

Camille Luscher

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