Égalité

Le masculin en crise, vraiment?

La crise de la masculinité, mythe ou réalité? Le professeur québecois Francis Dupuis-Déri montre combien elle relève du discours tout en sapant le projet d’égalité entre les sexes.
Le masculin en crise, vraiment?
«Dès que les femmes apparaissent dans un métier traditionnellement masculin, des voix s’élèvent contre la perte d’espaces masculins – alors que les femmes pompières ne sont toujours que 1,2% à Montréal.» KEYSTONE/PHOTO PRÉTEXTE
Essai

Partout dans le monde, les hommes seraient en crise. En cause? Le féminisme radical. Et la propension des femmes à reprendre leur place dans la société. Professeur en sciences politiques, Francis Dupuis-Déri met à mal cette lecture qui servirait en particulier à maintenir des privilèges patriarcaux et à discréditer les revendications féministes et le projet d’égalité entre les sexes.

Dans La Crise de la masculinité. Autopsie d’un mythe tenace, essai passionnant tout juste paru, l’universitaire québecois décortique ce discours de crise à travers l’histoire, les écrits théoriques et les représentations culturelles, notamment cinématographiques, et le confronte à la réalité sociale et économique – qui continue à donner l’avantage aux hommes. Comme il l’écrit avec humour en introduction, «le discours de la crise de la masculinité s’inscrit le plus souvent dans une perspective très subjective, par exemple lorsque des hommes sentent que leur mère, leur conjointe ou leur ex-conjointe les domine et lorsqu’ils sentent que la société est dominée par les femmes. Or, ce n’est pas parce que j’ai peur d’être attaqué par des zombies en sortant de chez moi que les zombies existent pour autant.»

Francis Dupuis-Déri enseigne au département de science politique et à l’Institut de recherches et d’études féministes (IREF) de l’Université du Québec à Montréal (UQAM).

Comment cette «crise de la masculinité» s’exprime-t-elle?

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Photo: NATHALIE SAINT-PIERRE

Francis Dupuis-Déri: Globalement, dans les pays occidentaux, le discours ambiant porte sur une souffrance masculine due à l’influence excessive exercée par les femmes sur la société (écoles, travail, institutions). Ce nouveau «mépris» des hommes se verrait par exemple dans le refus des tribunaux d’accorder la garde des enfants au père en cas de séparation et déboucherait sur l’incapacité des hommes à draguer ou sur les difficultés scolaires des garçons. Au Québec, le taux de suicides des hommes, en particulier, est érigé en exemple de cette mainmise féministe. Le problème est qu’en France le sociologue Emile Durkheim montrait déjà, dans les années 1900, que le taux de suicides était quatre fois plus élevé chez les hommes, sans invoquer pour autant une «crise de la masculinité».

Pourquoi les jeunes garçons quittent-ils donc l’école prématurément?

Pas parce que les programmes pédagogiques sont ciblés sur les filles et enseignés par des femmes, mais parce que, sur le marché du travail, les hommes jeunes peu diplômés peuvent trouver un emploi bien rémunéré alors que les filles ont des choix professionnels bien moindres au même âge: la perspective d’un salaire de caissière incite peu à quitter l’école. Des études sérieuses montrent ainsi que les variables socio-économiques fournissent des explications beaucoup plus significatives que l’identité de genre – traditionnelle – sur laquelle se concentre le discours masculiniste. Dans le cas du suicide, des études montrent d’ailleurs que cette masculinité-là est le premier facteur de risque. Notamment en raison du lien entre ce modèle masculin et l’imagerie des armes à feu ou l’importance de l’identité professionnelle.

Les masculinistes considèrent donc qu’une société trop féminisée les fait souffrir comme les femmes souffrent d’une société trop masculine.

Ce faisant, ils font mine de croire que l’égalité est atteinte alors qu’on en est loin, que ce soit en termes de représentation dans les institutions politiques, syndicales, religieuses ou universitaires ou en termes de rapports interpersonnels (salaires, accès à la propriété, liberté de mouvement, etc.). Dès que des femmes apparaissent dans un métier traditionnellement masculin, des voix s’élèvent contre la perte d’espaces masculins – alors que les femmes pompières ne sont toujours que 1,2% à Montréal. Au final, l’objectif des masculinistes est souvent de délégitimer les revendications féministes. Attribuer certains suicides à un échec conjugal permet par exemple de prétendre que la violence conjugale est symétrique entre les hommes et les femmes et de discréditer ainsi le combat de celles-ci contre la violence de genre, qui les touche en tant que corps social.

Cette crise est-elle liée à Mai 1968, comme le laissent entendre les masculinistes?

En me basant sur les recherches d’historiens, j’ai été moi-même très étonné de découvrir que la masculinité est dite menacée depuis la Rome antique, puis dans les royaumes d’Angleterre et de France à la sortie du Moyen Age, avant le XVIIIe, le XIXe, le XXe siècle, et dans tous les contextes imaginables. Ces occurrences apparaissent dans des pays aussi différents que le Canada, les Etats-Unis et la France mais aussi l’Inde, Israël, le Japon ou la Russie. En somme, la masculinité semble avoir été de tout temps et partout en crise. C’est louche, non? Comme si, remarque le spécialiste du masculinisme Arthur Brittan, tous les hommes partageaient la même identité collective, quel que soit leur âge, leur classe sociale et leur statut économique, la couleur de leur peau, leurs préférences sexuelles, etc. Le concept est à ce point élastique, qu’il faut plutôt chercher du côté de la rhétorique et du jeu de langage.

Quand cette rhétorique apparait-elle?

Elle survient lors de crises bien réelles, notamment liées à l’emploi. Les femmes sont alors accusées de voler les emplois des hommes, comme si ces emplois leur revenaient de droit. Or les femmes ne sont pas responsables des problèmes provoqués par l’automatisation croissante de la production, les accords de libre-échange transnationaux, la délocalisation de la production, d’ailleurs souvent décidés par des hommes.

La «crise de la masculinité» a même servi à expliquer des évènements tels le génocide rwandais, les deux guerres mondiales ou la guerre de Sécession. En réalité, le discours de la crise est un outil pour mobiliser les hommes contre la menace que représenterait le féminisme. une forme de cri de ralliement.

Ces discours, qui les porte?

Contrairement à ce que l’on pense, il ne s’agit pas simplement de propos de comptoir: ils émanent bien plutôt de l’élite culturelle, aristocratique, universitaire, religieuse, quelles que soient les périodes. Aujourd’hui, les étals des librairies regorgent d’ouvrages consacrés à cette «crise», que des polémistes invités par les médias relayent. Dans son pamphlet Le Premier Sexe, Eric Zemmour supposait que, «face à cette pression féminisante, indifférenciée et égalitariste, l’homme a perdu ses repères», qu’il est «castré» et frappé d’«un immense désarroi». Ce discours se développe aussi dans l’espace du Web, où des masculinistes interviennent de façon parfois haineuse contre ces «féminazies» coupables de leurs malheurs.

La rhétorique de la crise est également portée par des travailleurs sociaux, des militants pour la défense de l’intérêt des pères – un mouvement qui touche de nombreux pays – ou par le monde universitaire, où la notion est souvent reprise sans être bien définie, ce qui est problématique.

Vous expliquez que le masculinisme trouve un écho particulier dans les réseaux chrétiens et néonazis: les impacts respectifs de ces réseaux et du discours masculiniste ont-il été analysés?

A ma connaissance non, pas encore. On remarque en tout cas que, dans la logique d’une masculinité conventionnelle fondée sur une différence «naturelle» des sexes et sur la supériorité du mâle, toute hybridation féminine vient gangrener le masculin; et qu’il faut donc réaffirmer d’urgence l’opposition entre les sexes. En réalité, des études très intéressantes montrent que les deux sexes sont en moyenne bien plus similaires que différents en termes de capacités cognitives et physiques. Le care, par exemple, est tout simplement une valeur humaine et il n’y a aucun sens à l’attribuer spécifiquement à la féminité. Les hommes connaissent d’ailleurs beaucoup de situations où ils prennent soin des autres, telles les unités militaires ou comme médecins.

Cette terreur de l’hybridation est aussi celle du raciste. Sexisme et racisme se font ainsi souvent écho, et le suprémacisme mâle est souvent associé à un suprémacisme blanc. Dans tous ces discours, la masculinité est définie de façon extrêmement stéréotypée et limitante. Pour ma part, je pense sincèrement que si cette identité masculine était bien réelle, il ne faudrait certainement pas la défendre, mais s’en débarrasser au plus vite.

Francis Dupuis-Déri, La Crise de la masculinité. Autopsie d’un mythe tenace, éditions Remue-Ménage, Paris, 2019.

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