Chroniques

Retour d’Haïti

Mauvais genre

J’ai pris l’avion pour Haïti. Ce n’est pas bon pour mon empreinte carbone; et c’était faire fi des «conseils aux voyageurs» du Département fédéral des affaires étrangères qui, sur son site, nous met en garde contre les «catastrophes naturelles» (séismes, ouragans), les «agressions armées» (vols, enlèvements), les «troubles violents» (politiques, sociaux), les «accidents de la route», les problèmes engendrés par un «approvisionnement en eau et en énergie» déficient… toute une longue liste de menaces servant à justifier son objurgation initiale: «Il est déconseillé de se rendre en Haïti pour des voyages touristiques et tout autre voyage qui ne présente pas un caractère d’urgence».

Dans mon cas, nulle urgence; et un peu de tourisme. Deux conférences, une douzaine d’heures de cours pour des étudiants au niveau master; puis un parcours du pays du Nord au Sud, avec l’espoir d’en découvrir différentes facettes. J’aurais dû renoncer. J’ai hésité. Mais apprenant que l’OMS établit l’espérance de vie à 62 ans pour un Haïtien et 64 pour une Haïtienne, je me suis dit qu’à 62 ans et sept mois je devais être prêt pour un flirt avec Baron Samedi, Manman Brigitte et autres esprits de la mort du Panthéon vaudou.

La solidarité générationnelle n’a pas joué. Je suis de retour. La terre n’a pas tremblé, les vents n’ont pas soufflé. J’ai vu des gardiens d’hôtel mitraillette au poing, mais personne ne m’a braqué; pas même un portefeuille volé dans la foule, un soir de pré-Carnaval. A peine quelques frayeurs sur des routes défoncées ou dans des rues prises d’assaut par des motards plus suicidaires qu’assassins. Et un sentiment de grand malaise en m’aventurant aux alentours de la Cathédrale de Port-au-Prince, ravagés par le tremblement de terre il y a juste neuf ans: des maisons en ruines où des habitants s’efforcent encore à survivre, dérobés tant bien que mal aux regards par un tissu ou un bout de tôle, quand ils ne se sont pas réfugiés dans un abri de fortune en bord de rue. Là, oui, j’ai senti que je n’étais pas le bienvenu; je le savais d’ailleurs avant même de m’y rendre, et le comprenais parfaitement. Mais aucune marque de franche hostilité.

On en voit rarement plus, en visitant un pays; quelques coups de projecteur, très limités. C’est après être rentré en Suisse que j’ai appris, par le site de Loop Haïti, qu’un homme avait été tué par balles, le 20 janvier, non loin du lieu ou je me trouvais au même moment. Les embouteillages, les confidences d’amis haïtiens ne m’ont donné qu’une petite idée de la pénurie d’essence à laquelle le pays est confronté en ce début d’année. Je n’ai eu que quelques aperçus des problèmes d’hygiène dont un journal se faisait l’écho en déplorant que seul le tiers de la population bénéficie de toilettes. Mais j’ai très bien vu les monceaux de déchets accumulés en bord de rivières ou de mer, au Cap-Haïtien en particulier.

Tout ce qui devrait nous détourner d’aller en Haïti est aussi ce qui peut pousser à s’y rendre. On voudrait pouvoir «faire quelque chose» pour ce pays. Mes motivations étaient un peu plus complexes (littéraires aussi, amicales), et si j’ai hésité à partir, ce n’était pas à cause des mises en garde du DFAE, mais parce que je me méfie de ces interventions de l’extérieur. Je connaissais les fortes réserves émises contre l’action des ONG. On m’avait parlé des effets pervers de «l’aide» apportée par les médecins cubains ou américains qui, les uns en cassant les prix, les autres en s’appropriant la clientèle la plus aisée, ont entraîné l’exode des praticiens haïtiens. Dans un restaurant d’hôtel, j’ai entendu les grands discours de gentils chrétiens yankees venus apporter l’Amour du Seigneur avec une componction qui faisait délicieusement écho aux enseignes de magasins du type «Merci Jésus Bric-à-brac» (à Carrefour) ou «Grandeur de Dieu Quincaillerie» (au Cap-Haïtien).

Et moi? On m’avait rassuré: je viendrais combler une lacune dans cette Université, le manque d’enseignements dans le domaine de la rédaction. Seuls les étudiants pourront dire ce qu’ils en ont retiré. Mais ce que je rapporte moi-même de ce bref séjour est infiniment plus positif que ce qu’on m’avait annoncé. On m’avait décrit une jeunesse amère, désabusée, ne rêvant que de partir. Je l’ai vue certes en rage contre ses gouvernants, mais pleine d’enthousiasme, avide de connaissances, désireuse d’agir pour le pays. C’était des étudiants issus d’une classe aisée. Mais dans la ville dévastée de Jacmel, ou à Tabarre (une commune récemment urbanisée du nord de Port-au-Prince), j’ai rencontré des jeunes gens qui se sont lancés dans la belle aventure de créer des bibliothèques. Pour eux, le livre n’est pas un moyen d’évasion dans la fiction, mais ce qui, concrètement, peut permettre de nouer des liens, par des lectures en commun, des prêts, jusque dans les campagnes où ils se rendent avec un petit bus. Et leur sourire, leur gentillesse, cet espoir qui les habite en dépit de tous les malheurs, ont quelque chose de formidablement communicatif.

L’auteur est écrivain.

Opinions Chroniques Guy Poitry

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lundi 8 janvier 2018

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