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Rasez les Alpes qu’on voie les villes

Transitions

Au début des années 1980, la télévision m’avait généreusement octroyé trois minutes d’antenne pour évoquer mes préoccupations écologiques du moment. Je me souviens avoir martelé sur un ton de profonde gravité que la Suisse se couvrait de béton à raison d’un mètre carré par seconde, huit terrains de football par jour. Quarante ans et une loi sur l’aménagement du territoire plus tard, les données énoncées par les partisans de l’initiative contre le mitage du territoire sont encore les mêmes. On en vient à se demande par quel miracle on peut encore musarder dans quelques coins de forêt, pique-niquer sur l’herbette et s’extasier devant le colza en fleurs au joli mois de mai. Pour être juste, il est vrai que depuis l’entrée en vigueur de la loi révisée acceptée par le peuple en 2013, on n’a bétonné, en 2017, que l’équivalent de 2700 terrains de football, soit 7,4 par jour et non pas 8. Quel progrès!

Entre 1985 et 2009, la surface consacrée à l’habitat a augmenté de 44,1% alors que la population ne s’accroissait que de 17,1%. Nous sommes devenus des dévoreurs d’espace. Alors qu’on se contentait jadis de vivre dans 35 m2 par personne, il nous en faut au minimum 50 aujourd’hui, plus du double si on englobe les pelouses et les parkings. Les zones agricoles ne sont pas épargnées: en 2017, Pro Natura relevait que les surfaces construites hors des zones à bâtir avaient augmenté davantage que la superficie des villes de Genève, Berne, Bâle et Zurich réunies. C’est à se demander si le mitage du territoire est le terme adéquat: le pays n’est pas troué de mites comme une vieille chaussette, il est rempli, tassé, compacté, obturant toute échappée du regard vers les grands espaces. J’exagère? Oui, bien sûr, mais après tant d’années de vains combats, on me concèdera peut-être cette exaspération teintée d’ironie.

Quand on leur met sous les yeux des photographies de nos campagnes hyper urbanisées, les opposants à l’initiative des Jeunes Verts soupirent: «oui, ça me choque» admettait un représentant des milieux immobiliers dans un débat, «mais voilà… c’est la vie actuelle, on ne peut pas l’arrêter». Au nom des innombrables, mais hypothétiques, futurs habitants qui ne manqueront pas de venir peupler nos vallons à la suite des entreprises que les arrangements fiscaux attirent comme des mouches, ils veulent continuer à construire, à grandir, à prospérer, au point qu’on se demande s’il va bientôt falloir déplier les Alpes ou annexer la Savoie. Pour échapper au péril d’une limitation définitive des zones constructibles, comme le demande l’initiative, ils se raccrochent à la nouvelle loi. Les mêmes qui l’avaient combattue avec acrimonie en 2013 parce qu’elle exigeait la réduction des zones à bâtir surdimensionnées lui trouvent aujourd’hui, opportunément, bien des vertus, dont la plus rassurante est que, contrairement à l’initiative, elle permet des réévaluations tous les quinze ans. On pourra à dates fixes rouvrir le grand bazar des dézonages et rezonages pour dénicher encore quelques parcelles à construire.

A cet égard, les affiches format mondial des opposants m’ont plongée dans une méditation quasi philosophique. L’initiative serait à la fois superflue et nuisible: ces termes ne s’excluent-ils pas? Si elle est superflue, c’est qu’elle vise un objectif en passe d’être atteint par une autre loi, ce qui ne la rend pas nuisible. Si au contraire elle dérange, c’est qu’elle est efficace pour atteindre un objectif différent. Accepter l’initiative contre le mitage du territoire, c’est sortir de la logique de croissance pour entrer dans un autre modèle de développement; c’est considérer que la limite est un impératif de survie. Les opposants croient encore pouvoir pérenniser le rêve des années fastes: la villa à la campagne avec deux voitures, des autoroutes à six pistes, éventuellement l’odeur du purin, mais surtout sans éoliennes, pour protéger les oiseaux et ce qui reste du paysage.

Dans un élan charitable, ils prétendent épargner au bas peuple la relégation dans des villes densifiées, confondant écoquartiers avec cités-dortoirs comparables aux banlieues françaises, juste avant les favelas de Rio ou de Bombay.
L’initiative veut tout autre chose. D’une certaine manière, elle me fait penser à la publicité des années 1960 pour les 2CV: «plus qu’une voiture: un style de vie». Lutter contre le mitage, c’est plus que récupérer quelques mètres carrés de nature. C’est un projet global qui marie le développement d’une agriculture liée à la terre et la construction de quartiers durables; de l’alimentation de proximité, de préférence bio, de la convivialité, et un coup de vent salutaire pour dégager l’espace. Mettre une limite définitive à l’étalement urbain n’est pas fossiliser le pays: L’initiative ne veut pas remplacer la loi: elle la complète. Les opposants voient dans ce projet l’idéologie inquiétante d’écologistes dogmatiques. Moi, je préfère y voir la promesse d’un nouvel art de vivre.

Ancienne conseillère nationale. Publication récente: Mourir debout. Soixante ans d’engagement politique, Editions d’en bas, avril 2018.

Opinions Chroniques Anne-Catherine Menétrey-Savary

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lundi 8 janvier 2018

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