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Faut qu’ça saigne (rapport aux bêtes)

L’IMPOLIGRAPHE

Deux initiatives, l’une législative, l’autre constitutionnelle, ont été lancées fin 2016 contre l’expérimentation animale in vivo (la vivisection). La première, fédérale, demande l’interdiction de toute expérimentation «animale et humaine», et de considérer l’expérimentation comme pouvant être «constitutive d’un crime». La seconde initiative, cantonale genevoise, propose l’instauration d’un droit de recours des membres de la commission cantonale pour les expériences sur les animaux contre les décisions de la commission. Ces deux initiatives s’inscrivent, en Suisse, dans une tradition de prise en compte de la cause animale dans la loi, traduite en 2008 par une nouvelle loi fédérale sur la protection des animaux: les animaux ne sont plus des choses… Mais que sont-ils, alors, ou qui sont-ils? Et nous, par rapport à eux?

Anthropocentriste, comme Kant, vous estimerez qu’il n’y a de dignité qu’humaine et donc que l’individu humain n’a de devoirs qu’à l’égard des autres individus humains. Vous distinguerez donc totalement l’homme de l’animal, et refuserez a priori l’idée que l’homme ne soit qu’un animal, certes plus doué que les autres, ou plus insensé, mais pas moins animal.

A l’inverse, si vous êtes biocentriste, vous considérerez qu’il n’y a pas de différence fondamentale entre l’humain et l’animal, que les humains ne sont pas détenteurs d’une valeur plus grande que les autres animaux, et que leurs intérêts ne sont pas à privilégier.

Et si, enfin, vous êtes antispéciste, non seulement vous récuserez a priori toute distinction fondamentale entre l’animal humain et les autres animaux (d’autant qu’il est très difficile, pour ne pas dire impossible, de fixer dans l’évolution un seuil à partir duquel des animaux préhumains sont devenus des animaux humains: Lucy? Toumai?) et tout parti pris des humains en faveur des humains à l’encontre des autres animaux.

Vous considérerez donc qu’il n’est pas plus légitime de discriminer les animaux (dont les humains) en fonction de leur espèce que les animaux humains en fonction de leur couleur de peau, de leurs préférences sexuelles ou de leur foi religieuse, mais vous affirmez que, du fait même que l’animal humain a des capacités intellectuelles supérieures à celle des autres animaux, il a des devoirs moraux plus grands à leur égard: il est absurde de reprocher à un chat de jouer avec une souris en la faisant souffrir avant de la tuer, mais il est légitime d’exiger d’un humain qu’il n’en fasse pas autant, ni avec un chat, ni avec une souris. Ni avec un autre humain.

Reste que, dans tous les cas, que vous soyez anthropocentristes, biocentristes ou ansipécistes, vous êtes bien humains, frères et sœurs humains qui avec nous vivez: vous raisonnez en humains (du moins tant que vous êtes capables de raisonner), vous définissez en tant qu’humains les relations des humains aux autres animaux.
Vous êtes donc forcément anthropocentristes, que vous l’admettiez ou non. Et même quand vous le niez: l’antispécisme est une philosophie humaine qui étend à tous les êtres «dotés de sensibilité» des droits que les humains s’accordent à eux-mêmes, y compris celui de parler au nom (voire à la place) des autres animaux: l’éthique animale est une éthique humaine. Et l’antispécisme une attitude humaine.

Savons-nous d’ailleurs encore ce qu’est un animal (un autre animal que l’humain…), et ce que signifie tuer un animal pour le consommer? Le bœuf, le lapin, le poulet, le mouton que l’on mange, on ne l’a généralement pas tué nous-mêmes, ni même vu être tué. Et on ne le voit même plus dans ce que l’on consomme si souvent de lui, en morceaux emballés sous plastique: «Nous avons transformé les animaux en marchandise, et pour que cela passe bien auprès des consommateurs, nous avons accompagné ce processus d’une ‘désanimalisation’ complète», observe le généticien Denis Duboule.

Ce qui sort d’un abattoir industriel est bien de la viande, mais ce qui y est entré n’est plus un animal, plus rien qu’une matière première. Dont on fera une marchandise. Qu’on surgèlera. Qu’on emballera. Qu’on vendra comme n’importe quelle autre marchandise: du papier-cul, du dentifrice… Pour que les citadins puissent se souvenir que ce qu’ils mangent quand ils mangent de la viande, il faudrait rétablir les abattoirs au cœur des villes, avec des rigoles de sang à côté des trottoirs et des abats sur le trottoir. Et, tout en faisant attention à ne pas marcher dans la tripaille, on chanterait en chœur le Tango des bouchers de la Villette de Boris Vian.

Pourquoi je vous dis tout ça, moi? Parce que samedi, je me suis acheté une truite, et que quand j’ai commencé à me la préparer (au bleu), dimanche, j’ai eu l’impression que de ses yeux morts, elle me regardait avec un air de reproche. Inutile de dire que je lui ai coupé la tête vite fait et que je l’ai donnée à bouffer au chat. J’aime pas être dérangé par des scrupules éthiques quand je mange, ça perturbe ma digestion.

L’auteur est conseiller municipal carrément socialiste en Ville de Genève.

Opinions Chroniques Pascal Holenweg

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lundi 8 janvier 2018

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