Contrechamp

Libérer l’OMS du joug néolibéral

Qu’est devenu le «magnifique projet» de justice sociale de l’OMS: «La santé pour tous en l’an 2000»? Depuis quarante ans, l’Organisation mondiale de la santé, soumise à la pression de puissants acteurs économiques, est détournée de son mandat de santé publique et de son devoir envers les peuples qu’elle doit servir, dénonce Alison Katz. Eclairage.
Libérer l’OMS du joug néolibéral
Si de nombreux investissements ont été consentis pour l’innovation pharmaceutique ces dernières décennies, bien peu ont été réalisés dans le domaine des déterminants sociaux de la santé. Photo: collecte d’eau potable à Sanaa, au Yémen, menacé par une nouvelle épidémie de choléra, octobre 2018. KEYSTONE
Santé

«L’injustice sociale tue à grande échelle» (OMS, 2005)

L’OMS est victime de la restructuration néolibérale mondialisée. Comme la plupart des institutions sociales et économiques sensées servir l’intérêt public, l’Organisation mondiale de la santé, à l’image de nombreux programmes et agences des Nations unies, est aujourd’hui à genoux et profondément ­compromise. Comment est-ce arrivé?

Remontons aux années 1970. A la fin des Trente Glorieuses (1945-1975) marquées par trente ans de progrès réels vers un monde plus juste et plus équitable – et donc plus sain –, «La santé pour tous» est devenu le slogan de l’OMS. C’était l’ère de la décolonisation. La nécessité d’une redistribution du pouvoir et des richesses était admise; le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et à contrôler leurs ressources naturelles se voyait reconnu; un fort engagement en faveur de l’accès aux services sanitaires publics et universels se faisait jour.

Cet élan d’optimisme était totalement justifié, du fait que monde disposait – et dispose toujours – de ressources suffisantes pour assurer la paix, la sécurité et le bien-être de tous. A l’époque, «La santé pour tous» n’était pas une utopie – elle ne l’est d’ailleurs pas davantage aujourd’hui.

Une menace pour les intérêts privés et les nations puissantes

«Les inégalités flagrantes en matière de santé des populations, tant entre pays développés et pays en développement qu’au sein même de chaque pays, sont politiquement, socialement et économiquement inacceptables… Le développement économique, fondé sur un nouvel ordre mondial, revêt une importance fondamentale si l’on veut donner à tous le niveau de santé le plus élevé possible et combler le fossé qui sépare sur le plan sanitaire les pays en développement des pays développés.»

La déclaration d’Alma Ata1>Dans l’ex-Union soviétique; aujourd’hui Almaty, au Kazakhstan. en 1978, à la Conférence internationale de l’OMS sur les soins de santé primaires2>Les soins de santé primaires ont été conçus comme une composante essentielle d’un projet bien plus vaste: «La santé pour tous»., n’a rien perdu de sa puissance – ni de sa pertinence. C’est un projet révolutionnaire de justice sociale qui a identifié la pauvreté et les inégalités comme déterminants majeurs des maladies et des morts prématurées et évitables.

«La santé pour tous» reposait sur le nouvel ordre économique mondial proposé par le «Groupe des 77»3>Groupe des 77 pays non alignés. Coalition de pays en développement conçue en 1964 pour promouvoir les intérêts collectifs de ses membres et créer une capacité de négociation accrue aux Nations unies. Le G77 compte aujourd’hui 134 membres, soit plus des deux tiers des Etats membres de l’ONU. et, en tant que telle, représentait une menace réelle pour l’ordre établi. Au bout de deux ans, le projet était réduit à quatre «interventions prioritaires», délestées de la problématique fondamentale de la justice économique.

Depuis, sous la pression des Etats membres les plus riches, l’OMS a été progressivement détournée de son mandat de santé publique au sens large, axé sur le développement, l’équité et des systèmes sanitaires durables, au profit d’approches biomédicales étroites et verticales.

En gros, cela signifie ignorer les causes profondes (les conditions de vie misérables) et se consacrer aux solutions technologiques de court terme; négliger la prévention des maladies et la promotion de la santé au profit des traitements (forcément pharmaceutiques)4>Aucun des quatre objectifs de la santé publique – prévention, promotion, traitement et réhabilitation – ne doit être négligé.; passer sous silence le fait que tous les pays riches ont amélioré la santé de leurs populations de manière significative et durable en s’attaquant aux conditions de vie misérables.

Très hostiles aux projets émancipateurs, de puissants donateurs ont imposé des restrictions budgétaires à toutes les agences onusiennes vers la fin des années 1970 – coïncidant ainsi avec le lancement du projet «La Santé pour tous». La politique de croissance zéro5>Soit le gel des contributions fixées pour chaque Etat membre (selon sa fortune et sa population), c’est-à-dire la seule partie du budget que l’OMS contrôle. – encore en vigueur aujourd’hui malgré de fortes protestations – est la principale source de la captation de l’OMS par des intérêts privés. Les directeurs généraux successifs de l’OMS pointent les caisses vides pour justifier le fait qu’ils se tournent vers l’industrie, les fondations privées et les Etats membres (qui agissent, eux, pour le compte de leurs multinationales).

La santé représente un marché de billions de dollars [un billion = mille milliards], comme le Forum économique mondial (WEF) ne cesse de le rappeler à ses constituants. Et les «dons» à l’OMS représentent de précieux investissements pour des multinationales en quête de nouvelles sources de profits. La santé n’est plus conçue comme un droit ­humain, comme la Constitution de l’OMS le déclare, mais comme une marchandise ou, au mieux, un facteur de productivité – comme le préconisait Jeffrey Sachs en 2001 dans le rapport de l’OMS «Investir dans la santé pour le développement économique».

L’OMS est aujourd’hui plus ou moins privatisée. Elle contrôle à peine 20% de son budget. Les 80% restants se composent de «contributions volontaires extrabudgétaires» provenant des Etats membres et de fondations privées, dont la quasi-totalité est affectée à des priorités et des programmes déterminés par des donateurs spécifiques.

Soulignant la prétendue «inefficacité» ou «non pertinence» de l’OMS, des donateurs puissants, y compris les riches Etats membres, clament leur manque de confiance en l’organisation qu’ils ont eux-mêmes contribué à démanteler et à corrompre…

D’Alma Ata à Davos

En janvier 1999, dans le cadre du WEF à Davos, Kofi Annan proposait aux dirigeants du monde des affaires et à l’ONU d’«instaurer un pacte global de valeurs et de principes partagés afin de donner un visage humain au marché global». Sans aucun mandat, le secrétaire général de l’ONU a ainsi offert le soutien onusien «à un environnement propice au commerce et à l’ouverture des marchés» en échange d’un engagement (sans aucun mécanisme d’application) de la part des multinationales à respecter neuf principes dans les domaines des droits humains, du travail et de ­l’environnement.

De la même manière dans les années 1990, l’OMS, sous l’égide de Gro Harlem Brundtland, a adopté un business model dirigé par le secteur privé et lancé de multiples partenariats public-privé pour mettre en œuvre des programmes verticaux ciblant des maladies spécifiques. Ces arrangements ont encore accru le pouvoir des multinationales d’orienter les politiques de la santé et ont miné et fragmenté l’offre des services de santé.

Que les institutions publiques soient obligées de quémander auprès du secteur privé ou de philanthropes célèbres (eux-mêmes complètement identifiés au capitalisme transnational) ne résout en rien les problèmes de ressources pour la santé. La solution aujourd’hui (comme à Alma Ata en 1978) passe par la justice économique et une base fiscale solide aux niveaux national et international.

Dans les rares occasions où l’OMS opère sans influence du secteur privé, elle accomplit un travail remarquable. En 2005, la Commission des déterminants sociaux de la santé a rapporté que «la répartition inégale des facteurs qui nuisent à la santé n’est en aucun cas un phénomène ‘naturel’: elle résulte de la combinaison toxique de politiques et programme sociaux inadéquats, d’arrangements économiques injustes et de mauvaises stratégies ­politiques».6>Traduction de l’auteur. La traduction française sur le site de l’OMS ne reflète pas la puissance du texte original.

Protéger l’OMS

En 2017, il y a eu 5,4 millions de morts chez les enfants de moins de cinq ans. En Afrique subsaharienne, 1 enfant sur 13 meurt avant l’âge de cinq ans; en Australie et en Nouvelle Zélande, ce chiffre est 1 sur 263.7>data.unicef.org/wp-content/uploads/2018/10/Child-Mortality-Report-2018.pdf L’espérance de vie à la naissance est de 53 ans en Sierra Leone, 63 ans en Syrie, 78 ans aux Etats-Unis et 83 ans en Suisse.8>www.who.int/gho/mortality_burden_disease/life_tables/situation_trends/en/

Si le projet de justice sociale de l’OMS n’avait pas été avorté, il n’y aurait pas eu au XXIe siècle de morts dues à la malnutrition, à l’insalubrité de l’eau ou au manque de systèmes sanitaires9>Ces trois facteurs représentant au moins 50% de la mortalité des moins de cinq ans.; et les différences en espérance de vie entre pays seraient insignifiantes.

Pendant des décennies, les ONG œuvrant dans les domaines de la santé et de l’environnement ont lutté pour l’indépendance de l’OMS vis-à-vis des multinationales. C’est une bataille déjà perdue puisque les riches Etats membres tendent à représenter les intérêts de leurs multinationales10> L’industrie pharmaceutique bien sûr, mais aussi les géants de l’agroalimentaire et des boissons, ainsi que le secteur des services de santé privatisés. à l’Assemblée mondiale de la santé.

La réforme la plus récente est source de désespoir pour les partisans d’une OMS indépendante. Aujourd’hui, le secteur privé est libre de financer les activités de l’institution; et les fondations privées telles que la Fondation Bill & Melinda Gates ont pu obtenir le statut de «relations officielles» avec l’OMS [réservé à l’origine aux ONG œuvrant dans le sens des objectifs formulés dans la constitution de l’OMS]. La santé mondiale opère sous une gouvernance ploutocratique et on ne se préoccupe plus des conflits d’intérêts.11>Richter J., Time to turn the tide: WHO’s engagement with non-state actors and the politics of stakeholder governance and conflicts of interest, BMJ 2014; 348 doi: https://doi.org/10.1136/bmj.g3351

«La santé pour tous» et l’OMS doivent être réappropriées par leurs constituants, les peuples du monde.12>CETIM/People’s Health Movement. La Santé pour Tous! Se réapproprier Alma Mata, Genève 2007. La loyauté à la constitution de l’OMS doit primer la loyauté aux Etats membres. Ces derniers doivent se rappeler que dans leurs relations avec l’OMS, ils sont délégués par leurs citoyens pour protéger et promouvoir leur santé et non pas les intérêts des multinationales.

Notes[+]

* Alison Katz est membre de Solidarités et du CETIM (centre Europe-Tiers Monde) et fonctionnaire internationale à l’OMS pendant vingt ans.

Société Contrechamp Alison Katz Santé

Connexion