Chroniques

La coexistence des lions

A rebrousse-poil

Juste après le drame de Sabra et Chatila, qui avait vu des réfugiés palestiniens massacrés par les milices chrétiennes sous l’œil bienveillant de l’armée israélienne, j’avais brièvement séjourné à Beyrouth. Le Liban était déchiré par la guerre civile. Tout au long du jour, l’air résonnait de rafales de fusils-mitrailleurs. Dans la montagne tonnaient les canons: les Druzes «tapaient» sur les zones chiites. Pour passer de la partie musulmane aux quartiers chrétiens, au risque d’être la cible des snipers, il fallait franchir la ligne de démarcation, un no man’s land couvert de ruines. Les gens survivaient dans les maisons éventrées. En rasant les murs, je rejoignais le soir un restaurant à un pas de mon hôtel. Le perroquet de l’établissement ne disait plus «bonjour!», non. Il émettait à longueur de temps un long sifflement, suivi d’un «toc!» sonore: à force de les entendre, il imitait le bruit des bombes.

La guerre civile a pris fin, une longue occupation syrienne lui a succédé. Puis une courte guerre avec Israël, et des années d’instabilité politique, qui perdurent.

En touriste, je retrouve aujourd’hui un pays qui semble être calme.

Beyrouth. Foule au coude à coude au marché du camp de Sabra, buildings hyper luxueux sur le front de mer. Les communautés restent séparées, chrétiens d’un côté, musulmans de l’autre. Les rues embouteillées résonnent du bruit des klaxons, les vitrines débordent de décorations de Noël. Sur l’ancienne ligne de démarcation ont poussé des immeubles modernes, une imposante mosquée, une voie rapide. Dans un quartier huppé où les tours de vingt étages côtoient les vieilles demeures aristocratiques, une publicité lumineuse proclame: «Nous sommes tous Carlos Ghosn»1>Symbole de la réussite de la diaspora libanaise, l’industriel libano-brésilo-français, soupçonné de malversations financières et arrêté à Tokyo, a été inculpé lundi pour dissimulation de revenus (en page 8)..

A Tripoli, au nord, le massif château Saint-Gilles rappelle le passage des Croisés, et domine le quartier des souks. Dans les ruelles sombres grouille la vie, odeurs des épices, boutiques de joailliers, pyramides de savons. Gentillesse des gens. A aucun moment, et nulle part, on n’éprouve un sentiment d’insécurité.

Avec ses gorges vertigineuses et ses rares forêts de cèdres, la vallée de la Kadisha est un fief chrétien, où fleurissent les églises, les croix monumentales, les monastères. Commentant les nouvelles qui viennent de France, le patron d’un café fait se fissurer l’image idyllique d’un Liban apaisé:

– Ce mouvement des gilets jaunes, c’est évidemment la faute des étrangers. Ici, on ne laissera jamais entrer un musulman. Les droits humains…

Il suspend sa phrase, plisse les yeux, et passe lentement son index sous sa gorge:

– On est prêts!

Neige et brouillard sur le Mont Liban, puis la route redescend vers la plaine de la Bekaa. Là c’est le somptueux site de Baalbek, avec ses temples romains en pierres dorées. On reste stupéfait devant les dimensions des blocs qui constituent les colonnes monumentales: comment a-t-on fait pour les dresser, pour placer les chapiteaux à une telle hauteur?

Dès la sortie de la ville, les camps des réfugiés syriens: cabanes recouvertes de toiles de plastique blanc sur le vert des champs. Le Liban abrite un million et demi de ces déplacés…

L’autoroute du retour, avec ses flots affolants de camions et de voitures qui se dépassent et se frôlent sous une pluie battante, donnant des sueurs froides au conducteur helvète de base.

Beyrouth est agitée par l’affaire des tunnels: l’armée israélienne accuse le Hezbollah d’en avoir creusés sous la frontière sud, ce que confirme la Finul, la force d’interposition de l’ONU. Ici, les autorités restent sans réaction, alors que chacun s’accorde pour dire qu’il suffirait d’une étincelle pour qu’une nouvelle guerre éclate.

Calme précaire… Comme je m’étonne de voir les frères ennemis qui se sont entretués durant la guerre civile vivre maintenant en paix, un interlocuteur tempère:

– Ne vous y trompez pas: c’est la coexistence des lions. Chaque camp, chaque parti est armé, et observe les autres, sur ses gardes, prêt à en découdre. Le Liban est comme une marmite dont l’eau serait chauffée à 95 degrés. Quelques degrés de plus, et tout se remettra à bouillir…

A trente kilomètres au nord, Abdallah Zakhia se consacre à son jardin. Ancien avocat, militant des droits de l’homme et de la démocratie, athée envers et contre tous, il a perdu au fil des années toutes ses illusions. Désespéré par la nature humaine, il a planté en bord de mer, avec ses enfants, des centaines d’arbres venus du monde entier: sa façon de vivre malgré tout.

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www.michelbuhler.com
Dernier roman: Retour à Cormont, chez Bernard Campiche Editeur, avril 2018.

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