Ce n’était qu’une vidéo; un des nombreux objets qui composent l’exposition «Afrique, religions de l’extase» au Musée d’ethnographie de Genève. Je ne me suis arrêté qu’un instant devant elle; j’ai joué à l’esprit supérieur, l’ai dédaignée pour aller un peu plus loin. J’ai eu tort. On y voyait un homme, de je ne sais plus quel pays d’Afrique noire, qui expliquait comment, au premier coup d’œil, il parvenait à identifier un sorcier, à le démasquer; à obtenir son élimination, sous les huées de la foule.
Je n’avais écouté qu’à demi. J’y ai repensé ensuite. Je me suis demandé quels pouvaient être ces signes infaillibles qui révèlent le sorcier. Et je suis retourné à une ancienne lecture, l’Esquisse d’une théorie générale de la magie d’Hubert et Mauss, parue en 1904 dans L’Année sociologique. Les pères de l’ethnographie française nous apportent en effet quelques réponses, dans les lointains du temps et de l’espace. Celle-ci, déjà: «Les étrangers sont, par le fait, en tant que groupe, un groupe de sorciers.» Ce devrait être une évidence, ce fut une illumination: j’ai aussitôt fait le lien avec ce que je venais de lire, le matin même, dans la Tribune de Genève du 3 novembre. On y apprenait que la Commission européenne prévoit de tester un système, le «iBorderCtrl», aux frontières de l’Europe (en Hongrie, en Grèce et en Lituanie) pour «repérer les immigrants clandestins», tous les indésirables, et «contribuer à la prévention du crime et du terrorisme». Il s’agit bien évidemment d’étrangers, de ressortissants de pays extra-européens, arrivés par groupes sur des bateaux ou dans des camions; potentiellement dangereux, inquiétants; susceptibles eux aussi de semer la terreur. L’ambition de la Commission est d’arriver à les trier, avant même le passage à la frontière; à les répartir en deux catégories: les «visiteurs» (pour ne pas dire les intrus) «à bas risque» et ceux «à risque». Ce qui est au moins une façon de reconnaître que dans tous les cas, avec les étrangers, il y a risque.
Mais comment s’y prendra-t-on pour l’évaluer? L’essentiel repose sur l’analyse du comportement du «visiteur» et des «micro-expressions de son visage» tandis qu’on le soumet à un questionnaire. Et l’on peut ici s’émerveiller de la convergence avec les procédés archaïques, mais universels, de dépistage des sorciers. Jugez! Anna Malamou, l’ingénieure de la firme European Dynamics à laquelle a été confié le pilotage de ce projet, le dit sans fard: «des attitudes montrant de l’agitation font partie des standards de l’évaluation». Hubert et Mauss: les sorciers «sont des nerveux, des agités». Anna Malamou: on prendra aussi en compte «les clignements d’yeux, les plissements de nez». Hubert et Mauss, eux, relevaient «le regard particulier du magicien […], regard vif, étrange, clignotant et faux». Un clignement, et le clignotant rouge vif s’allume aussitôt. On aurait voulu en savoir davantage du côté d’European Dynamics, mais l’ingénieure demeure sur la réserve: «ce sont des méthodes pour lesquelles il y a une longue expertise. On ne peut pas vous en dire plus.»
Il faudrait alors se rabattre sur ce qu’ont retenu Hubert et Mauss: des infirmités physiques, des «dons particuliers», certaines professions (médecins, barbiers, forgerons, fossoyeurs); mais je ne suis pas certain que ces pistes aient été retenues par European Dynamics. Reste que l’antique savoir sur les sorciers pourrait nous aider à affiner les méthodes de débusquage de tous ces individus qui, à nos portes, représentent des «facteurs de risques». D’innombrables sites, sur Internet, s’emploient à nous fournir d’autres indices déterminants. J’ai trouvé notamment, au hasard de mes recherches, un grain de beauté suspect, ou un poil près des lèvres «aussi dur qu’un poil de chat». Mais un site (ivoirien?) de la Mission Chrétienne de Réveil m’a alerté sur un détail qui avait échappé aux deux ethnographes il y a un peu plus d’un siècle: les sorciers «sont constamment en train de mâcher du chewing-gum», même pendant les offices religieux. Voilà qui pourrait expliquer le geste étrange d’un extra-européen qu’il serait peut-être judicieux de maintenir à l’extérieur de nos frontières. Le 26 mai 2017, à Taormina, lors des cérémonies du sommet du G7, on a pu voir Donald Trump offrir un bubble-gum de main à main à Emmanuel Macron, qui s’était empressé de le mâchouiller consciencieusement. Etonnez-vous ensuite qu’à la même époque le président français ait trouvé son âme damnée en la personne de Benalla, Alexandre, né «Maroine» et Marocain! C’était du temps où nos frontières étaient encore poreuses, ouvertes à tous les facteurs de risques…